Le mystère de Nerval réside au fond des yeux d’Aurélia. C’est la clef, et cette vérité implicite, que nul ne saurait contredire, traverse uniment près d’un siècle et demi de littérature biographique consacrée à celui que Théophile Gautier, son ami, définira ainsi : « Comme les hirondelles quand on laisse une fenêtre ouverte, il entrait, faisait deux ou trois tours, trouvait tout bien et tout charmant, et s’envolait pour continuer son rêve dans la vie. » Un oiseau, à l’instar de ceux qui peuplent Aurélia, messagers d’une éternité rêvée où vivent les êtres disparus et jadis chéris. Que sait-on de Nerval ? À peu près tout ce qu’on a besoin de connaître : son ascendance, son enfance, sa vie très ordinaire d’écrivain, sa lente descente aux enfers… Rien n’échappera à l’enquêteur scrupuleux pour peu qu’il y consacre le temps nécessaire, et malgré cela il subsistera toujours, une fois les témoignages épuisés et les corrélations déduites, l’énigme opiniâtre d’un homme se rêvant un autre, puis devenant cet autre jusqu’au dédoublement, jusqu’à l’expropriation de soi par soi.
Parmi d’autres cas subalternes, la littérature du XXème siècle connaît deux exemples remarquables de mémoire eidétique : le Funes de Borges et le Joueur d’échecs de Zweig. Du premier, nous dirons qu’il s’agit d’une créature fabuleuse élaborée dans la pure tradition de l’imaginaire borgésien ; l’immense mémoire d’Irénée Funes serait comme un récipient sans fond, un mémorandum perpétuel où tout nouveau souvenir viendrait s’ajouter à la somme inaltérable des précédents. Une pareille faculté, exprimée dans cet infini si cher à l’Argentin, ne saurait se rencontrer même dans l’hypermnésie la plus déclarée.
« Je n’ai pas peur d’un danger. Un homme qui entrerait, je le tuerais sans frissonner. […] J’ai peur de moi ! j’ai peur de la peur ; peur des spasmes de mon esprit qui s’affole, peur de cette horrible sensation de la terreur incompréhensible. » (1)
« Parce que la poésie a cette tâche sublime de saisir toute la douleur qui écume et agite l’âme, et de l’apaiser, de la transfigurer dans la sérénité suprême de l’art, comme les fleuves se jettent dans l’immensité céleste de la mer. »
Il est des auteurs que l’on cache parce qu’ils ont manqué de rayonnement, d’attrait, d’audience, ou parce que, flanqués de leur rôle mineur, on ne les juge pas dignes d’être montrés. Alors nous les écartons et finissons par les remiser dans le déni ou dans l’oubli, comme s’ils n’avaient jamais existé. Il en est d’autres, en outre, dont on voudrait se débarrasser à tout prix, une fois lus, parce qu’ils nous ont dérangés dans notre confort, nous ont troublés, éperonnés de leur acuité blessante. Ceux-là nous rappellent sans ménagement à nos faiblesses de lecteur, jusqu’à nous faire captifs d’un malaise sournois, durable. C’est le cas de l’incommodant monsieur Caraco.