L’incommodant monsieur Caraco

Rédigé par Marc Bonnant - -

Il est des auteurs que l’on cache parce qu’ils ont manqué de rayonnement, d’attrait, d’audience, ou parce que, flanqués de leur rôle mineur, on ne les juge pas dignes d’être montrés. Alors nous les écartons et finissons par les remiser dans le déni ou dans l’oubli, comme s’ils n’avaient jamais existé. Il en est d’autres, en outre, dont on voudrait se débarrasser à tout prix, une fois lus, parce qu’ils nous ont dérangés dans notre confort, nous ont troublés, éperonnés de leur acuité blessante. Ceux-là nous rappellent sans ménagement à nos faiblesses de lecteur, jusqu’à nous faire captifs d’un malaise sournois, durable. C’est le cas de l’incommodant monsieur Caraco.

Si même les origines d’Albert Caraco ne suffisent pas à éclaircir les ressorts de son œuvre ombreuse, elles nous offrent, pour le moins, des indices de choix. Né en 1919 dans une famille sépharade de Constantinople, Caraco grandit en Europe centrale, notamment à Berlin, dans l’ombre d’un père courtier en finances. En 1939, fuyant le nazisme, il s’exile avec ses parents en Amérique du Sud, où il reçoit à la fois une éducation catholique et la nationalité uruguayenne. Avide d’auteurs classiques, il est déjà très à l’aise en français, mais également en anglais, en allemand, en espagnol. Au lendemain de la guerre, il s’installe à Paris, où il mesure l’ampleur du désastre. Dès lors, sa vie d’ascète sera consacrée toute entière à la littérature. Il abjure les enseignements d’hier et s’astreint à une discipline de fer, six heures d’écriture par jour à horaires fixes, une régularité horlogère et un retranchement claustral. « Je fais profession de haïr le monde », confesse-t-il en contempteur d’un genre humain qu’il abhorre. Sa pensée est libre, mais son désespoir fait méthode, jusque dans ses ultimes résolutions : ajournant un projet de suicide par seul égard pour ses géniteurs, Caraco se pend en 1971, quelques heures après le décès de son père.

Dans un registre où Cioran parvenait à nous distraire, Caraco, pour sa part, achève de nous dévaster. Ses constats péremptoires fusent comme des sentences de mort, portés par sa belle prose qui, empruntée aux modèles qui lui sont chers, fait le glacis d’une réflexion âpre et fielleuse. C’est à sa sincérité brute, volontiers provocatrice, que Caraco doit son statut de penseur maudit. Les éditions L’Âge d’Homme explorent, depuis plusieurs années, son œuvre gigantesque et s'évertuent à la publier. Initiative d’autant plus louable qu’avant elles aucun dictionnaire des littératures, aucune anthologie quelle qu’elle fût, ne s’était hasardé à en faire mention ou à en commenter le propos : cette somme d'imprécations rageuses, de radotages lancinants, de contradictions cyniques avait, jusque-là, passablement découragé les exégètes potentiels. Jil Silberstein écrira : « Caraco est extrême, brutal, drastique et souvent déplaisant. Qu’importe ! Caraco est urgent. » L’urgence : telle fut la douleur permanente de ce praticien du néant, aspirant en pleine solitude à une célébrité qui ne vint jamais. ◼