Les ombres vives [1]

Rédigé par Marc Bonnant - -

« Contraint par l’obscurité qui s’emparait du sous-bois, je décidai de redescendre sans plus tarder. La tombée de la nuit venait abréger mes explorations, mais j’avais vu, croyais-je, tout ce qu’il convenait de voir.

Tandis que j’approchais du gué, j’aperçus un homme assis sur le bord du sentier. Il portait le velours à la manière d’antan et un carnier en basane reposait à ses pieds. J’obtins pour tout salut un signe de la tête lorsqu’il me vit. Ma surprise dut lui paraître évidente.

— Avez-vous vu tout ce qu’il convient de voir ? s’enquit-il.

— Je crois bien que oui, répondis-je avec précaution. Détrompez-moi au besoin : il y a dans ce bois deux maisons et un four.

— C’est exact, monsieur. Il y a aussi une fontaine à peine plus haut, mais sans doute l’avez-vous vue.

— Je l’ai vue, en effet. Et aussi deux aires à charbon !

— Je ne les connais pas, déclara-t-il d’une voix blanche.

— Vraiment ? m’étonnai-je. Elles sont en bordure de chemin pourtant…

Son regard séculaire se perdit dans les lointains.

— Vous m’avez mal compris. Je ne les connais pas car elles n’existent pas en mon temps.

Puis il se redressa en empoignant sa besace, et aussitôt sa silhouette s’évapora dans le crépuscule comme un navire emporté par la brume. » ◼


(A. P., Les ombres vives, éd. des Mascarons, La-Herse-Moûtiers, 1967, p. 35)