Lettre à Josué [2]

Rédigé par Marc Bonnant - -

« Il ne suffit pas d’avoir traversé à pieds la péninsule de Yamal et mangé le renne avec le peuple des yourtes pour s’affranchir de l’insuffisance du réel. C’est ce pour quoi la littérature existe, il me semble. Vous connaissez Gautier comme je le connais ; à chaque fois qu’il nous fait l’honneur d’une visite, nous avons droit à une nouvelle fable… N’a-t-il pas affronté les neiges incarnates du Nordend par son ubac tant redouté, manquant d'y périr plusieurs fois ? N’a-t-il pas survécu à la lèpre ligneuse que l’on contracte dans les tourbières de l’ancienne Bessarabie, et aussi à la morsure présumée létale du latrodecte d’Argentine qui a pour habitude de se nicher dans les cols de chemise ?

À dire vrai, je ne suis pas sûr de l’envier. Le seul fait de quitter le village me coûte un effort. Et pour ne rien vous cacher, les livres même me procurent de moins en moins d'agrément ; l’imaginaire des autres ne me captive plus. Tempus edax rerum, tuque, invidiosa vetustas... Omnia destruistis ! Mais s’il est une chose dont je ne saurais me départir complètement, c’est la musique. Ôtez-moi ma collection de disques et je succombe à court terme ; en revanche, je pourrais mettre feu à ma bibliothèque séance tenante et n’en concevoir aucun regret. L’âge avançant, ce que je redoute le plus est de devoir infliger à la musique le même désamour qui m’a éloigné de la littérature, et d’avoir à faire le deuil, une fois encore, d’une passion que je croyais inextinguible.

Pour l’heure, je me délecte. Au moment où je vous écris, mon bureau est rempli d’une sonate de Lutosławski aussi suave qu'un crépuscule d’octobre, et juste auparavant Bartók donnait une rhapsodie. Chopin viendra plus tard, après le dîner. Une vie entière à puiser dans un répertoire sans fond. Les syncopes très maîtrisées de Ferenc ou les grands désordres de Roslavets, l’impertinente alacrité de Busoni, les exultations de Bolcom ou de Medtner sous les doigts fous d’un Bernitz ou d’une Argerich… Le troisième mouvement du Concerto n° 1 de Chostakovitch, que je mis plus de vingt ans à retrouver après l’avoir entendu dans les crépitements d’un vieux poste à lampes… Les fragments d’un code Vernam découverts dans une partition inédite de Hrovdnje, et le miracle d’élégance acoustique qui devait en résulter…

Que me restera-t-il lorsque j’en aurai fait le tour ? L’enfer de l’homme réside en la satiété. Malheur au repu ! Quiconque n’éprouve plus d’appétit parce qu’il a mangé jusqu'à l’écœurement n’a plus plaisir à rien ; ayant tué en lui le désir et l'envie, il est déjà mort d'une certaine façon.

L'autre soir, tandis que je revenais de chez vous, mon autoradio diffusait une mélodie populaire, une ritournelle à la mode comme les stations en servent à l'envi. Au bout de quelques minutes, je dus bien admettre qu’elle m’avait ensorcelé : j’étais pris, malgré moi, dans le tourbillon de ce motif à quatre temps répétés à l’infini — E G#m C#m A, E G#m C#m A… — et je ne savais plus comment m’en extraire ! Ce fut un épisode de pur bonheur, un égarement délicieux. Presque un soulagement.

Chacun de nous fut un jour celui qui n’avait plus “assez de musique dans le cœur pour faire danser sa vie”, et auquel seuls auront suffi, l’espace d’un instant, quatre accords primaires cueillis sur le souvenir d’une chanson d’enfance, plus vivifiants, plus régénérants qu’une symphonie guindée surgie de je-ne-sais quel esprit soucieux. » ◼


(A. P., « Lettre à Josué, dit l’Hégésiaque », in Mémoires épistolaires, 1972)