Lettre à Margaux

Rédigé par Marc Bonnant - -

« On vous dit absente pour un temps. L’âme bienveillante qui préside à notre amitié m’assure que vous allez mieux, mais que vous prolongerez votre congé si nécessaire. Elle a toutefois refusé de me dire où l’on vous cache. La discrétion : c’est à cela qu’on reconnaît les êtres de valeur. Jamais elle ne vous trahira. Elle vous est féale comme une gouvernante anglaise, préférant consumer sa vie pour préserver la vôtre. Croyez-moi, l’en remercier lui ferait injure. Pourtant je sais que vous y céderez, et ce jour-là elle vous quittera, non sans tristesse mais avec le sentiment du devoir accompli. Vous et moi sommes de cette engeance policée qui estime, bien à tort, que la gratitude n’est qu’une affaire de mots ; elle, en revanche, fille de pâtre née en pays de chaumes, a grandi là où le secret et la servitude sont érigés en vertus.

Ma lettre vous trouvera donc à votre retour. Vous serez rentrée, et moi reparti. Ainsi sommes-nous condamnés à nous croiser dans les couloirs, sur les pas de porte, à nous échanger des billets sans mot dire. Je vous écris depuis la mansarde, appuyé au carreau. Ma pensée s’évade au-delà du marais sur la ligne duquel se déploie le ciel blanc de novembre. Ce ciel vide qui n’exprime rien. Je m’efforce d’imaginer les paysages qui vous entourent, présumant qu’ils me sont familiers puisque nous les avons parcourus ensemble, jadis. Êtes-vous sur le front de mer ? C’est la baie d’Arzianu qui me vient aussitôt à l’esprit, moins pour son antique yeuseraie que pour le sanctuaire roman qu’elle abrite en son sein. J’ai le souvenir que vous adoriez cet endroit, et je ne serais pas surpris qu’on vous ait aménagé une alcôve près des ruines de l’ancien prieuré.

Si vous avez opté pour les terres, alors je songe à ce domaine que nous avions exploré vers Missoghju, l'an dernier. Vous souvenez-vous ? Nous y cherchions l’ancien verger de votre grand-père et l’aire de battage où il avait exercé ses bœufs. Nous avons cru les deviner sous une intense broussaille, au prix de quelques éraflures. La ruine massive d’une briqueterie près du ruisseau, celle d’un four à peine plus loin, les reliefs d’un abri sous roche qu’une légende vieille de trois siècles dit avoir été la demeure d’un ermite. La masure abandonnée qui a vu naître vos aïeux et qui fut, si l’on en croit certains, un repaire de bandits dans les années vingt. Une fontaine dont le canon donne encore un filet d’eau claire, malgré les osmondes qui en ont crevé la cuve. Et tant d’autres choses, Margaux — tant d’autres choses que nous ne verrons pas. » ◼


(A. P., « Lettre à Margaux », in Mémoires épistolaires, 1972. Pli retourné à l’expéditeur avec mention NPAI)