Les automnes de l’âme

• Rédigé par Marc Bonnant - -

La mélancolie n’a plus cours, du moins dans l’état où les Romantiques nous l’ont laissée. Seuls désormais les nostalgiques s’emploient encore à la faire chanter lorsqu’ils s’émeuvent ; mais la nostalgie, pour puissante qu’elle soit, reste un art mineur. Déjà le Baudelaire sarcastique de Mon cœur mis à nu avait annoncé la fin d’un temps. La modernité littéraire s’est inventé un succédané depuis le décadentisme, une autre façon de désespérer, plus accessible, plus pernicieuse aussi : la désinvolture, autrement dit le dédain de tout, le culte de l’indifférence. On a vu, peu à peu, la posture de l’écrivain incliner au nonchaloir, sinon à l’indigence, le sujet être placé si haut qu’il disparaît du récit, le verbe s’assécher, se corrompre, se disloquer, l’expression même, à force de suggérer, cesser de signifier… Tout cela au nom d’une nouvelle manière de dire son ennui ; c’est bien cher payé. Il ne reste plus rien, semble-t-il, de la prose expansive et prodigue des initiateurs du « vague des passions », même si la postérité oublieuse ne peut dignement s’y soustraire sans prétendre au déni de filiation. Simple abandon ou dégénérescence d’un genre épuisé ?

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La possibilité du bonheur

• Rédigé par Marc Bonnant - -

Tous les hommes concourent au désir d’être heureux. La recherche du bonheur, comme une loi naturelle selon Diderot, orchestre nos vies : « Il n’y a qu’une passion, celle d’être heureux. » Conducteur ubiquiste de nos destins, il demeure pourtant rare dans la littérature ; si les livres parviennent à nous combler de joie souvent, force est de constater qu’ils s’emparent peu du sujet. Comment interpréter cette carence ? Y aurait-il inadéquation entre écriture romanesque et expression du bonheur ? Peut-être faut-il rappeler que l’on n’est pas heureux de la même manière en fonction de l’époque et du lieu. Dans l’Antiquité déjà, le mot bonheur recouvre davantage un idéal qu’une réalité. L’hédoniste ne recherche pas le plaisir pour le plaisir, mais plutôt le plaisir gagné sur la souffrance, car une existence toute entière dévolue à la jouissance est absurde à l’échelle du bonheur. En cela, l’hédonisme n’est qu’un pessimisme déguisé, mais un pessimisme pragmatique et moral. Il n’y a pas de désir satisfait : telle sera par la suite l’affirmation de l’épicurisme, dont l’austérité inspire à l’ascèse. Les grands monothéismes reprendront cette idée à leur compte.

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Dans le regard d’Aurélia

• Rédigé par Marc Bonnant - -

Le mystère de Nerval réside au fond des yeux d’Aurélia. C’est la clef, et cette vérité implicite, que nul ne saurait contredire, traverse uniment près d’un siècle et demi de littérature biographique consacrée à celui que Théophile Gautier, son ami, définira ainsi : « Comme les hirondelles quand on laisse une fenêtre ouverte, il entrait, faisait deux ou trois tours, trouvait tout bien et tout charmant, et s’envolait pour continuer son rêve dans la vie. » Un oiseau, à l’instar de ceux qui peuplent Aurélia, messagers d’une éternité rêvée où vivent les êtres disparus et jadis chéris. Que sait-on de Nerval ? À peu près tout ce qu’on a besoin de connaître : son ascendance, son enfance, sa vie très ordinaire d’écrivain, sa lente descente aux enfers… Rien n’échappera à l’enquêteur scrupuleux pour peu qu’il y consacre le temps nécessaire, et malgré cela il subsistera toujours, une fois les témoignages épuisés et les corrélations déduites, l’énigme opiniâtre d’un homme se rêvant un autre, puis devenant cet autre jusqu’au dédoublement, jusqu’à l’expropriation de soi par soi.

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Bistra Voda

• Rédigé par Marc Bonnant - -

Tout en son supérieur exaspérait Rišnjic. Qu’il s’agît de ses postures compassées ou de sa voix fuyante, empestant l’esquive, chaque attitude, chaque parole du lieutenant Josip Gankar trahissait cautèle et aversion du risque. Devant les allusions à peine voilées de Branislav Rišnjic, Gankar ne craignait pas d’admettre que le front et les combats lui étaient inconnus, se félicitant même qu’une manœuvre en cooptation l’eût promu à la tête de ce département spécial nommé la Voda où, parmi tous les gradés en poste, il demeurait le seul à n’avoir jamais logé une balle dans la peau d’un Bosniaque.

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Le testament de Zweig

• Rédigé par Marc Bonnant - -

Parmi d’autres cas subalternes, la littérature du XXème siècle connaît deux exemples remarquables de mémoire eidétique : le Funes de Borges et le Joueur d’échecs de Zweig. Du premier, nous dirons qu’il s’agit d’une créature fabuleuse élaborée dans la pure tradition de l’imaginaire borgésien ; l’immense mémoire d’Irénée Funes serait comme un récipient sans fond, un mémorandum perpétuel où tout nouveau souvenir viendrait s’ajouter à la somme inaltérable des précédents. Une pareille faculté, exprimée dans cet infini si cher à l’Argentin, ne saurait se rencontrer même dans l’hypermnésie la plus déclarée.

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