Dans le regard d’Aurélia

Rédigé par Marc Bonnant - -

Le mystère de Nerval réside au fond des yeux d’Aurélia. C’est la clef, et cette vérité implicite, que nul ne saurait contredire, traverse uniment près d’un siècle et demi de littérature biographique consacrée à celui que Théophile Gautier, son ami, définira ainsi : « Comme les hirondelles quand on laisse une fenêtre ouverte, il entrait, faisait deux ou trois tours, trouvait tout bien et tout charmant, et s’envolait pour continuer son rêve dans la vie. » Un oiseau, à l’instar de ceux qui peuplent Aurélia, messagers d’une éternité rêvée où vivent les êtres disparus et jadis chéris. Que sait-on de Nerval ? À peu près tout ce qu’on a besoin de connaître : son ascendance, son enfance, sa vie très ordinaire d’écrivain, sa lente descente aux enfers… Rien n’échappera à l’enquêteur scrupuleux pour peu qu’il y consacre le temps nécessaire, et malgré cela il subsistera toujours, une fois les témoignages épuisés et les corrélations déduites, l’énigme opiniâtre d’un homme se rêvant un autre, puis devenant cet autre jusqu’au dédoublement, jusqu’à l’expropriation de soi par soi.

La sensibilité paroxystique de Nerval puise ses causes aux sources de l’absence. N’est-il pas un de ces enfants du siècle dont parle Musset, « conçus entre deux batailles, élevés au roulement des tambours » ? Le fils du médecin-major Labrunie ignore tout de l’amour du foyer : il a six mois quand sa mère décède, à vingt-cinq ans, au fond de la froide Silésie. Elle y avait suivi son mari, par dévotion. L’austère officier, sauvé des eaux de la Bérézina, blessé et soigné à Wilma, prisonnier de guerre à Smolensk, est cru mort par les siens jusqu’en 1812. L’enfant est placé chez son oncle, dans le Valois ; c’est une ambiance de deuil qui entoure son berceau. « Il y avait de quoi faire un poète, et je ne suis qu’un rêveur en prose » (1) déplorera Nerval en songeant à son enfance. La bibliothèque du vieil oncle regorge d’ouvrages traitant d’hermétisme et de cabale — nourriture opportune pour le futur traducteur du Faust de Goethe.

Alors qu’il a sept ans, son père revenu du siège de Strasbourg l’extrait de sa campagne et l’emmène avec lui à Paris. Gérard fait les honneurs du collège Charlemagne : soumis au cursus classique, il excelle en langues, en latin. Anacréon et Ovide font sa préférence. C’est là qu’il lie avec Gautier, « une de ces amitiés que la mort seule dénoue. » Ses vacances dans le Valois de ses jeunes années lui procurent des joies bucoliques mais aussi ses premiers émois ; il y rencontre, tour à tour, les figures amoureuses qui seront constitutives d’Aurélia. Son premier recueil est publié en 1826 chez Ladvocat (2) ; il n’a que dix-huit ans et la critique, déjà, le remarque. « Jeune homme, vous irez loin ! » lui prédit Touquet. Modeste, Nerval n’y entend qu’un augure de voyages… Sa traduction de Faust lui vaut la gratitude du maître allemand, lequel, selon la légende, confessera : « Je ne me suis jamais si bien compris qu’en vous lisant. » (3) Berlioz et Gounod, par leur art eux aussi, rendront hommage à cette admirable version.

Nous passerons ici les aspects d’une vie littéraire abondante en faits de tous ordres, mais retenons que Nerval est d’abord un poète avide de gaieté, préférant au trop morne Procope le Cabaret de la Mère Saguet où Thiers, Hugo et Dumas ont leurs habitudes. Rappelons aussi qu’il ne craint guère l’engagement quand, enrôlé par Gautier dans les « Jeune-France », il soutient Hugo à la création d’Hernani (1830). Le fils discipliné fait sa médecine comme l’exige son géniteur, mais s’en détourne résolument dès 1831 pour se consacrer au journalisme et à la littérature. En 1834, il se paie sur les deniers d’un héritage un périple en Italie qu’il parcourt jusqu’à épuisement de son viatique — voyage à l’issue duquel il emménage avec deux amis dans un vieil hôtel délabré (« C’était la Thébaïde au milieu de Paris » admettra Gautier) qu’ils transforment en lieu d’agrément ; le tapage répété de leurs fêtes nocturnes convainc le propriétaire de leur donner congé. La revue Le Monde dramatique que Nerval crée en 1835 pour célébrer Jenny Colon, une actrice dont il deviendra l’amant et qui finira par l’éconduire, se solde par une double faillite, sentimentale et financière. C’est dans ce contexte de désenchantement, auquel s’ajoute une suite d’échecs au théâtre, que l’âme du poète, peu à peu, s’enténèbre de mélancolie.

Déjà en 1841, l’ombre du suicide menace. Longeant le Danube avec Alexandre Weill, il s’exclame : « Voyez donc comme cet endroit serait bien fait pour nous aider à sortir proprement de la vie. Le cœur vous en dit-il ? » (4) Nerval connaît sa première crise de démence la même année. Ses amis consternés le surprennent, selon son humeur, buvant dans un crâne ou promenant un homard en laisse… La première partie d’Aurélia évoque par endroits, en les transfigurant, des épisodes authentiques, comme ce soir de décembre où on l’aperçoit nu en plein Paris, fixant avec sidération un astre dans le ciel vespéral, « attendant le moment où l’âme allait se séparer du corps, attirée magnétiquement dans le rayon de l’étoile. » Cet outrage lui coûte l’internement sous les soins du docteur Blanche, qui finalement décide de le libérer en mars 1841. À compter de cette date, Gérard signe ses œuvres de Nerval, d’un vieux toponyme du domaine familial (le Clos-Nerval).

« La dernière folie qui me restera probablement, ce sera de me croire poète » (5) déclare-t-il, bien résolu à triompher du mal. Mais les crises se succèdent et les visites à Émile Blanche aussi. Sa croyance en la métempsychose n’apaise pas son angoisse de la mort. Il se plaint, sans cesse, d’entendre des reproches formulés par des visages contrits. Lors d’un accès de terreur, il tente d’arracher les cheveux de Dumas qu’il prend pour une éponge… Et chez Hugo, au terme d’un dîner, ne l’entend-on pas hurler : « Dieu est mort ! » L’emphase et le burlesque des anecdotes tendent à fausser, en l’amenuisant, la gravité du trouble dont Nerval est victime. Le texte d’Aurélia, par son intelligence synthétique et sa langue rigoureuse, démontre que son auteur est un malade en pleine conscience tant dans le réel que dans le délire, et qu’il éprouve d’autant plus de souffrance que cette folie, paradoxale parce que partielle, le retient dans la lucidité.

La période réelle de composition d’Aurélia nous est inconnue. Est-ce pendant les deux derniers séjours chez Blanche (1853-54) ? Ou existait-il une « version primitive » datant des premières crises (1841-42) ? Le récit, dont la temporalité n’est pas de l’ordre du commun, évoque les développements d’une expérience vécue dans la durée, exprimée avec une singulière ordonnance et un soin méticuleux porté aux enchaînements narratifs, (6) mais il ne s’agit ni d’une compilation de propos savants ni de l’œuvre d’un diariste schizophrène : l’auteur a rigoureusement prémuni son texte contre les artifices de l’hallucination ou la tentation du scientisme. Un conflit entre le sujet et le monde y est exposé d’emblée : au « on » qui se croit sain et qui méprise, est opposé le « je » d’un malade assumé, reconnaissant la folie comme une révélation et non comme une fatalité. Toute l’ambition d’Aurélia consiste à requalifier cet exposé mental en « illusion fantastique », partant de celle-ci pour aboutir à la mise en lumière d’une vérité supérieure. Or ce « je » prophétique est pluriel, dépourvu d’unité, en état de siège permanent, et sa dualité éclot dans le lacis d’une écriture exaltée, spasmodique, sans cesse menacée d’effondrement.

Le diagnostic de Nerval est malaisé, même si cette disjonction de la personnalité signale les prodromes d’une schizophrénie, probabilité étayée par une carence affective durant l’enfance due à l’absence de la mère, figure idéalisée, et par une hostilité inconsciente envers le père. Psychasthénie et névrose obsessionnelle constatées dès l’âge adulte appuient cette hypothèse et peuvent expliquer l’évolution pathologique de Nerval vers un état schizoïde. Certains rêves dans Aurélia mettent en relief une obsession de l’hérédité, de la filiation ; les présupposés extravagants de Nerval sur son ascendance, comme ces rêves d’une généalogie réinventée, traduisent une profonde décohérence identitaire. Aurélia, icône mystérieuse sinon mystique, symbolise cette unité dont le poète inconsolé fait le deuil, elle incarne toutes les femmes qu’il a successivement aimées et vues disparaître : « Ô douleurs et regrets de mes jeunes amours perdues ! (…) Héloïse est mariée aujourd’hui ; Fanchette, Sylvie et Adrienne sont à jamais perdues pour moi. Le monde est désert. Peuplé de fantômes aux voix plaintives, il murmure des chants d’amour sur les débris de mon néant. » (7)

Il faudrait mentionner aussi la blonde Ermerance qui le soir soupire des chansons dolentes à la citerne de Mortefontaine, Laure et Béatrice, Sophie Dawes l’intrépide chasseresse au port majestueux que Nerval adolescent croise à l’orée d’un bois, Jenny Colon bien sûr, la perfide actrice — mais surtout, la plus absente des idoles disparues, celle dont il ne reste rien sinon le souvenir d’une ressemblance avec La Modestie de Prud’hon : Marie-Antoinette-Marguerite, la mère du chantre orphelin. L’image sublimée de la défunte croise, au fil des rêves et des visions, celles de grandes figures éternelles : la Vierge Marie, Isis la déesse salvatrice, la Reine de Saba, la Sophia, féminité intérieure de Dieu… Au fond des yeux d’Aurélia dorment, silencieuses mais fécondes, toutes les mortes de Nerval. Le récit les y retient captives pour toujours : le texte comme suaire, le verbe comme tombeau. Cette superposition des portraits n’est possible qu’à travers les sortilèges d’une seconde vie incarnée dans le rêve, auquel on accède par « ces portes d’ivoire et de corne qui nous séparent du monde invisible. » Don de clairvoyance, semblable à l’aleph borgésien, la folie devient ce lieu privilégié d’où l’on observe l’univers dans sa globalité temporelle et spatiale : « Tout se correspond, tout a un sens. »

C’est par le recours à cette conviction que Nerval parvient à cristalliser sa transmutation esthétique de l’hallucination et de l’environnement asilaire dans lequel elle se réalise. C’est aussi, en pareil cas, le moteur de la création littéraire, car il ne suffit pas que le docteur Blanche encourage son patient à écrire, concédant à l’écriture de supposées vertus cathartiques : il faut, comme nous l’avons dit, que le malade soit maître de sa conscience lors des phases de travail, sans quoi son expression, pour peu qu’elle ait lieu, paraîtrait inepte ou abstruse, envahie par l’obscurité des symboles auxquelles elle recourrait. Mais le double maléfique (« L’autre m’est hostile »), tapi entre deux réalités, se manifeste à son gré, réclamant son dû sur le tribut d’estime et de vie qui lui revient de plein droit. En 1840, comme habité d’un mauvais présage, Nerval avait annoté une gravure le représentant : Je suis l’autre. Inscription sibylline célébrant la naissance d’une créature aux contours et aux desseins connus. (8)

Gérard de Nerval se pend à la grille d’un bouge des Halles, rue de la Vieille-Lanterne, dans la nuit du 25 au 26 janvier 1855. Il est présomptueux d’affirmer que les Mémorables, dernier acte d’Aurélia, nous montrant un Nerval apaisé, libéré de ses affres, réconcilié avec son double rédempteur (« Courage, frère, c’est la dernière étape ») et avec son égérie, sa « grande amie » qu’il n’ose plus nommer, guérissant ce soldat d’Afrique qui se croit mort et, par ce prodige même, se guérissant aussi, formulant implicitement ses adieux au monde — annonçaient par le truchement du narrateur son ultime résolution. La folie nervalienne conserve, en dépit des multiples clefs qui nous sont offertes, sa part ombreuse. Il y a, aux origines d’Aurélia, une volonté divine, un principe inhérent à la création : c’est le désir d’écrire, nourri du besoin d’exprimer l’inexprimable, de montrer au profane ce dont sont faits les songes d’un fou. ◼


(1) Promenades et souvenirs, III, 1854.
(2) Napoléon et la France guerrière, élégies nationales, 1826.
(3) F. Baldensperger, Goethe en France, Slatkine, 1920, p. 131.
(4) Collectif, Le Romantisme et les mœurs, Slatkine, 1977, p. 328.
(5) Les Filles du feu, G-F, 1994, p. 82.
(6) C’est sans conteste ce qui marque l’originalité stylistique d’Aurélia : les transitions rêve / réalité sont des jonctions fluides, insensibles, sans recouvrement ni ligature. Il faut attendre les grandes œuvres du fantastique contemporain pour retrouver l’usage d’un tel procédé.
(7) Promenades et souvenirs, IV.
(8) Nerval ne manque pas d’évoquer le Double des légendes germaniques (eg. le Doppelgängerd’Hoffmann), dont l’apparition est un présage funeste, ainsi que le ferouer zoroastrien.

• Indices bibliographiques
Œuvres complètes de Gérard de Nerval, Librairie Ancienne Honoré Champion, Paris, 1926.
Aristide Marie, Gérard de Nerval, le poète, l’homme, Librairie Hachette et Cie, Paris, 1914.
Henri Clouard, La Destinée tragique de Gérard de Nerval, Grasset, Paris, 1929.
Kléber Haedens, Gérard de Nerval ou la sagesse romantique, Grasset, Paris, 1939.
Albert Béguin, Gérard de Nerval, José Corti, Paris, 1945.

• Illustration
Leonor Fini, Pour Aurélia, 1960 (Club Intern. de Bibliophile, Jaspard Polus & Cie, Monaco)