Il y a un enfant assis à l’extrémité du ponton. Il pêche des éperlans avec un carrelet pendu au bout d’un cordeau. De temps à autre, sa main disparait dans un petit seau et en soulève une pleine poignée d’appât qu’il disperse devant lui, d’un revers de bras.
Tout en son supérieur exaspérait Rišnjic. Qu’il s’agît de ses postures compassées ou de sa voix fuyante, empestant l’esquive, chaque attitude, chaque parole du lieutenant Josip Gankar trahissait cautèle et aversion du risque. Devant les allusions à peine voilées de Branislav Rišnjic, Gankar ne craignait pas d’admettre que le front et les combats lui étaient inconnus, se félicitant même qu’une manœuvre en cooptation l’eût promu à la tête de ce département spécial nommé la Voda où, parmi tous les gradés en poste, il demeurait le seul à n’avoir jamais logé une balle dans la peau d’un Bosniaque.
Probablement étais-je, ce soir-là, le seul client attablé au Caseddu de Zi’ Antò à s’étonner du retard des sœurs Dorgali, et peut-être aussi étais-je le seul des mâles en présence à s’émouvoir de la tenue outrageante de Letizia quand elle apparut à la porte de l’auberge, secondée par Jeannie. Il n’y eut guère que le vieux Antò, accoudé à son comptoir en genévrier, pour ribouler des quinquets à l’arrivée des deux nymphes.
Il est des livres que l’on aime si absolument, d’un amour si exclusif, qu’on souhaiterait être seul à les avoir aimés, seul à les avoir lus. Le devoir de partage s’effacerait presque devant le plaisir égoïste de la possession.