Gunnar

Rédigé par Marc Bonnant - -

Il y a un enfant assis à l’extrémité du ponton. Il pêche des éperlans avec un carrelet pendu au bout d’un cordeau. De temps à autre, sa main disparait dans un petit seau et en soulève une pleine poignée d’appât qu’il disperse devant lui, d’un revers de bras.

Saleté de gamin, peste Henrik en expulsant un soupir de contrariété. Alors que j’amorce un pas vers le ponton, il me retient par la manche et m’invite à observer. L’ancien môle, avec ses airs de ruine à l’abandon, me coûte un frisson. Des traces indistinctes empourprent le pavage, ornant la traverse d’une arabesque improvisée. À mi-distance, quelque chose est posé sur un bollard mais de là où nous sommes, il est impossible de voir ce dont il s’agit.

Nous laissons un agent sur place et décidons de faire le chemin en sens inverse. La fraîcheur mordicante du matin enserre mes tempes. Je n’ai rien dans l’estomac depuis hier. Cela vaut peut-être mieux, maintenant que j’y songe. Henrik ouvre la marche. Quel adjoint précieux, toujours en avance d’une idée… Quand la mère Lindström a appelé la polisstation, à l’aube, il savait déjà que la journée nous réserverait des surprises. Il s’est planté devant moi, fort de son aplomb coutumier, et m’a dit : Carl, la journée nous réserve des surprises. Ce matin, pour une fois, j’aurais souhaité qu’il se trompe.

Les traces au sol se font plus nettes à mesure que nous remontons le sentier en direction du village. Les maisons se ressemblent toutes : murs rouges et toitures en lauses. Une couronne d’épicéas les encercle, s’élevant bien au-dessus des toits. Le chemin humide porte l’empreinte des petites bottes en caoutchouc. Henrik me fait un signe : sur le bas-côté, une ombre vient de capter son attention. Il s’agit d’un bonnet de nuit, maculé de glaise.

La demeure des Lindström est à vue désormais. Elle est identique à toutes les autres, abstraction faite de l’attroupement inhabituel qui s’y forme. Henrik et moi, les yeux rivés au sol, longeons la ligne sale jusqu’au seuil. Personne ne prend garde à notre intrusion lorsque nous pénétrons dans le hall d’entrée. Nos agents sont réunis dans la cuisine autour de la mère Lindström qui tente de répondre aux questions dont on la presse. La grosse femme est secouée de spasmes et pleure toutes les larmes de son corps.

Mais c’est impossible, psalmodie-t-elle, mon Gunnar est incapable d’une telle chose…

Nous passons sans bruit devant la porte et poursuivons à travers le couloir qui conduit aux chambres. La trainée noire fait maintenant des lacets jusqu’à l’entrée de la pièce où nous nous insinuons. Le cadavre du père Lindström est allongé là, sur sa descente de lit. Sa tête manque. Henrik distille une plaisanterie de son cru au sujet de cette tête absente, un calembour irrésistible. Sacré Henrik. Je suis tellement content qu’il soit avec moi ce matin.

Si les époux Lindström ne faisaient pas chambre à part, ajoute-t-il, Monsieur n’aurait peut-être pas perdu la tête.

Qui sait. Peut-être que Monsieur et Madame dormiraient encore, à l’heure qu’il est. Et nous aussi. Mais ça n’a plus d’importance. Il faut redescendre, à présent. Nous confions le corps à nos experts et nous vidons les lieux. En passant devant la cuisine, je tends l’oreille pour intercepter ce qu’on y raconte.

Hier soir, sanglote la mère, Mauritz lui a dit en riant : Finis ton assiette, sinon je t’attache au ponton du vieux môle ! Et le petit s’est mis à crier. L’attacher au ponton, quelle drôle d’idée…

Souvent les adultes ne mesurent pas la portée de leurs paro-les. Si, enfant, on m’avait menacé d’un tel châtiment, même pour rire, j’en aurais cauchemardé durant des semaines. Autrefois, mon père m’expliquait qu’une bête nommée Hafgufa se cachait dans les profondeurs de la rade, parmi les algues, et qu’elle attendait le soir pour se repaître des marins imprudents. Henrik, originaire de Nyänget plus au sud, a entendu la même histoire là-bas. Tous les parents du Västernorrlands servent encore cette légende à leurs enfants quand ceux-ci éprouvent leur autorité.

Nous contemplons la baie depuis le perron de la maison Lindström. Sous les brumes du jour naissant, le vieux port déploie sa laideur sinistre. Hâtés d’en finir, nous dévalons la sente d’un pas leste et nous arrivons sur les quais en moins de temps qu’il n’en fallut pour monter. L’enfant n’avait pas bougé de sa position. Je gravis les marches du môle et, m’élançant pour le rejoindre, je croise la tête du patriarche qui trône sur un bollard. Le sang qui s’en égoutte carmine les bords du socle, tandis qu’à peine plus loin, un hachoir souillé se dresse bien en vue, planté sur la première planche du ponton.

Qui osera le réveiller ? murmure Henrik à mon épaule, pendant que j’observe Gunnar et ses mouvements d’automate. Le seau est vide, mais la petite main s’y engouffre malgré tout pour saisir une poignée d’appât imaginaire et la répandre sur les eaux. ◼