Bistra Voda

Rédigé par Marc Bonnant - -

Tout en son supérieur exaspérait Rišnjic. Qu’il s’agît de ses postures compassées ou de sa voix fuyante, empestant l’esquive, chaque attitude, chaque parole du lieutenant Josip Gankar trahissait cautèle et aversion du risque. Devant les allusions à peine voilées de Branislav Rišnjic, Gankar ne craignait pas d’admettre que le front et les combats lui étaient inconnus, se félicitant même qu’une manœuvre en cooptation l’eût promu à la tête de ce département spécial nommé la Voda où, parmi tous les gradés en poste, il demeurait le seul à n’avoir jamais logé une balle dans la peau d’un Bosniaque.

« Qui me confiez-vous aujourd’hui ? » demanda Rišnjic.

Le lieutenant l’invita à s’asseoir. Il cachait sous ses mains un dossier à chemise brune et son œil morne n’exprimait rien de moins qu’une profonde contrariété.

« Le diable en personne… soupira-t-il.

— Ah ! enfin un adversaire à ma mesure, fanfaronna l’autre. De qui s’agit-il ? »

D’un revers de bras, Gankar expédia le dossier qui glissa sur le bois verni de son bureau ; Rišnjic l’intercepta du plat de la main et le consulta sans attendre. Son contenu lui fit écarquiller les yeux, bien malgré lui.

« La fille qu’on a arrêtée l’autre jour ? s’offusqua-t-il. Vous vous moquez de moi.

— Sylva Lupu, vingt-deux ans, musulmane. Tenez-la en estime, Sergent. Cette gosse a réussi à infiltrer les factions les plus hermétiques du pays. C’est une anguille déguisée en collégienne. Nous lui réserverons la méthode lente, si vous le voulez bien, mais je vous mets en garde : Kuševac la veut en vie jusqu’à la signature des accords de Szeged. Si nous parvenons à la retourner, ce dont je doute, son témoignage pourrait s’avérer utile. Alors maniez-la avec précaution. Je suis sûr qu’elle a des choses à nous raconter au sujet de Trnavo… »

Rišnjic se redressa d’un bond, salua son lieutenant en claquant des bottes et disparut séance tenante pour se laisser le temps d’étudier le dossier avant qu’on ne lui livrât sa petite pensionnaire. Il s’enferma dans son unité à cette fin, mais un coup de téléphone le détourna de sa lecture et l’officier de transfert le fit appeler sans même qu’il ne pût poursuivre.

Selon les cas, la Voda mettait en œuvre deux méthodes distinctes. La première, dite « brève », prescrivait le simulacre de noyade, lequel offrait d’excellents résultats dans l’urgence. La seconde, « lente », fondée sur le principe de la goutte d’eau, convenait davantage aux interrogatoires de fond. Manifestement, celle-ci ne faisait pas la préférence de Rišnjic qui ne manquait jamais de contester son efficacité, mais en la circonstance il éprouvait une intense excitation à l’idée qu’une femme pût lui résister.

Sylva Lupu lui fut livrée sanglée sur un brancard, vêtue d’une simple blouse qui la couvrait jusqu’aux genoux. Lorsqu’il la vit ainsi, parfaitement terrifiée, tentant de redresser la tête pour inspecter la grande salle et ce qu’elle contenait, il posa sur elle le même regard désolé que l’on réserve d’ordinaire aux animaux blessés. Cette compassion inhabituelle ne manqua pas de surprendre l’officier de garde, qui s’éloigna en haussant les épaules.

Un infirmier positionna la jeune femme de telle sorte que sa tête, maintenue droite entre deux segments de chevrons, fût portée à l’aplomb d’une conduite sanitaire descendant du plafond et à laquelle pendait un robinet en cuivre jaune. Un large baquet zingué, placé sous le brancard, devait recueillir l’eau par ruissellement. Conformément au protocole, l’infirmier planta dans le bras de la prisonnière un cathéter de perfusion et lui posa les sondes d’aisance. Après quoi, il sortit à son tour.

Rišnjic s’avança lentement vers elle tout en feuilletant son dossier.

« Lupu… Des origines roumaines ?

— Le père de mon père était valaque, répondit-elle d’une voix trémulante.

— Mon supérieur nourrit la conviction que ton séjour chez nous pourrait se prolonger. Moi je suis persuadé du contraire. Auquel de nous deux souhaites-tu donner raison ?

— C’est absurde ! s’insurgea-t-elle. Que puis-je vous dire de plus que je n’aie déjà dit à votre chef ? Qu’attendez-vous de moi ? »

Rišnjic fit disparaître le dossier dans les replis de son uniforme. Il empoigna la vanne du robinet afin de la faire pivoter légèrement ; une goutte glacée s’abattit sur le front de Sylva qui se cambra par réflexe. Presque sans bruit, l’eau de la conduite commença à s’égoutter en éclaboussant son visage.

« En d’autres lieux et à une autre époque, chuchota Rišnjic à son oreille, nous aurions réglé ça au couteau. Mesures-tu ta chance ? Laissons à ta mémoire le temps de se rafraîchir. Je reviendrai un peu plus tard. »

Quand il quitta la grande salle, éteignant la lumière derrière lui, Sylva sanglotait à la manière d’un enfant perclus de peur dans l’obscurité. Il reparut au bout de quelques heures ; la captive hurlait comme si chaque impact de l’eau sur sa peau lui coûtait une douleur intolérable. Dès que les néons crépitèrent, elle supplia :

« Détachez-moi ! Détachez-moi, par pitié ! Sortez-moi d’ici… »

L’infirmier s’approcha un instant pour vérifier l’état de son matériel.

« Ça suffit ! brailla Rišnjic d’un ton sec. Cette comédie ne te mènera à rien. Je veux savoir qui recrute les mercenaires à Trnavo, je veux connaître le nom de ce fils de pute et l’endroit où il se terre, et surtout je veux savoir si l’ONU entend lui offrir sa protection.

— J’ignore tout à son sujet, excepté qu’il est serbe, comme vous… Et qu’il recrute des moudjahidine en Afghanistan…

— Nous le savons déjà, ça, bordel de Dieu ! Quel intérêt, sinon ? Donne-moi son nom et celui des fumiers qui le couvrent, sans quoi… sans quoi je m’arrangerai pour que personne, je dis bien personne, n’entende plus jamais parler de toi.

— Je ne sais rien sur ce type, rien du tout… Croyez-moi, je vous en conjure. Trnavo est hors de ma portée… Mais je peux quand même vous donner trois noms dignes d’intérêt. »

Le sergent se pencha sur elle et lui dit à mi-voix : « Je t’écoute. »

Predrag, Jelena, Bojhari… murmura-t-elle.

Un sourire fleurit à ses lèvres bleuies par le froid. Le sang de Rišnjic ne fit qu’un tour. Il se redressa doucement en esquissant un petit signe à l’adresse de l’infirmier pour qu’il décampât sur-le-champ, puis une fois seul avec elle il s’appuya contre la rampe du brancard et planta un regard d’acier au fond de ses yeux inondés.

Predrag était le prénom de son fils, Jelena celui de sa maîtresse. Quant à Bojhari… Gankar avait raison : c’était bien le souffle du diable qui sortait de la bouche de cette garce.

« Officiellement, argua-t-il, l’assaut sur Bojhari a été imputé aux forces bosniaques. Et de toute façon, je souhaite bien du courage à quiconque voudrait prouver mon implication.

— En êtes-vous certain, Branislav ? L’homme à qui je dois mes informations est en possession d’un document où l’on vous voit abréger les souffrances d’un villageois à coups de crosse… Vos frères de sang, ces pauvres paysans serbes que vous avez massacrés ne méritaient, à vos yeux, aucune clémence pour avoir tenté de sauver la vie à quelques familles du camp adverse. Un de vos soldats, celui-là même qui vous a filmé, est aujourd’hui accablé de remords et il a juré votre perte. »

En dépit de tous ses efforts pour garder son calme, Rišnjic tremblait de rage, incapable de se souvenir du félon en question. Sa grosse figure agitée de tics traduisait l’ampleur du trouble qui lui serrait la poitrine.

« Ta parole ne vaut pas un clou ici, cracha-t-il. Tu ne peux rien contre moi.

— Certes. Mais il n’en va pas de même pour celui qui, dehors, menace de tout dire. Si Gankar apprenait la vérité au sujet de Bojhari, il vous ferait fusiller sans phrase. Je ne donne pas cher de votre peau. En ce qui me concerne, votre hiérarchie semble très soucieuse de me maintenir en vie pendant les pourparlers de Szeged…

— D’accord, pesta-t-il, vaincu. Que veux-tu en échange de son nom ? »

Sylva se tut un instant ; une ombre d’amertume obscurcit son visage.

« Quelles que soient vos promesses, lâcha-t-elle enfin, je sais bien que mon sort est scellé et que je ne reverrai jamais les miens… Je n’ai qu’une faveur à vous demander : vous trouverez dans la doublure de ma veste une lettre d’adieu destinée à ma mère. Je l’ai écrite il y a longtemps, mais elle prend tout son sens aujourd’hui. Postez-la au plus tôt et présentez-moi une preuve de dépôt. Alors seulement, je vous dirai son nom. »

Contre toute attente, il s’exécuta ; c’était dire l’importance que cette exaction, si anecdotique en contexte de guerre, revêtait dans l’honneur et le palmarès du sergent-chef Rišnjic, sous-officier de la Voda, ancien artilleur des brigades spéciales. Il s’empara du pli, le posta contre reçu et vint présenter le timbre à Sylva. Le résultat ne fut pas celui attendu.

« Je n’ai aucune parole » lui asséna-t-elle, glaciale.

Et sur ces mots, elle ferma les yeux. L’eau avait fini par former un petit cratère de chairs flétries juste au-dessus de sa glabelle. Ses cheveux trempés battaient de chaque côté des chevrons, et de ses mèches blondes perlaient les gouttes qui, en s’écrasant au fond du baquet, jouaient une étrange partition de notes en désordre.

Dupé, Rišnjic l’abandonna. Il n’eut pas fallu plus de trois jours pour que Sylva perdît la raison. L’infirmier la découvrit, un matin, l’air hagard, inexorablement perdue. Ses lèvres entrouvertes laissaient fuir une mélodie à peine murmurée ; en tendant l’oreille, Rišnjic parvint à en reconnaître l’air. Bistra voda, bistra voda… Operi me od svih mojih grehova… Une vieille ritournelle que les anciens fredonnaient à l’approche des grandes pluies d’octobre.

Eau claire, eau claire… Lave-moi de tous mes péchés…

Le jour suivant devait préluder à la chute de Branislav Rišnjic et de son clan. La lettre de Sylva, adressée sous poste restante à un complice, trouva pour destinataire final un certain Krato Žajec, compagnon d’armes de Rišnjic à Bojhari. Elle disait en substance que Rišnjic, victime de sa mauvaise conscience, s’apprêtait à vendre Žajec à l’OTAN en échange de son immunité. Ce dernier eut tôt fait de prendre les devants en commanditant le rapt du jeune Predrag en guise de semonce — rapt déjoué de justesse par les sbires de Rišnjic qui n’attendirent pas le lendemain pour régler son compte à Žajec. La réponse fut tout aussi prompte : Rišnjic périt dans l’explosion de son véhicule, un soir en rentrant chez lui.

« Parfois, avait-il confessé à Gankar avant de le quitter, j’ai le sentiment que cette petite Lupu est venue à nous et non l’inverse. »

Ce furent ses dernières paroles.

S’il avait pris soin de consulter le dossier dans son entier, peut-être aurait-il compris que la mère de Sylva figurait parmi les victimes de Bojhari, comme toute sa famille. Seule rescapée du massacre, Sylva avait survécu en simulant la mort au milieu des cadavres. Quant à la vidéo prétendant montrer Rišnjic à l’ouvrage, elle n’avait, bien sûr, jamais existé. ◼