Darius

Rédigé par Marc Bonnant - -

Probablement étais-je, ce soir-là, le seul client attablé au Caseddu de Zi’ Antò à s’étonner du retard des sœurs Dorgali, et peut-être aussi étais-je le seul des mâles en présence à s’émouvoir de la tenue outrageante de Letizia quand elle apparut à la porte de l’auberge, secondée par Jeannie. Il n’y eut guère que le vieux Antò, accoudé à son comptoir en genévrier, pour ribouler des quinquets à l’arrivée des deux nymphes.

Letizia avança vers moi sans un seul regard alentour, marchant d’un pas tragiquement lent. Crut-elle bon de s’excuser ? Même dans mes rêves les plus improbables elle ne l’aurait pas fait. Elle se contenta de déposer sur mon front la grâce d’un baiser, soucieuse d’endêver sa cadette dont l’œil de gorgone me blessa aussitôt d’un reproche térébrant.

Si ma mémoire ne me fait pas défaut, un ancien joueur de foot, dépenaillé comme un loqueteux de basse-cour, avait bondi à cet instant d’une table voisine pour espérer que la belle lui sautât au cou, comme elle l’avait sans doute fait à une époque où sa préférence la guidait plus volontiers vers les vestiaires des stades que dans les boutiques du cours Napoléon… Ce qui suivit fut un grand moment de souffrance publique pour le pauvre garçon : il demeura planté là, tendant piteusement sa joue à celle qui fit mine de l’ignorer.

Quelque chose comme fureur et appétit mêlés luisait dans le regard de la mante. Sa pâleur hiératique achevait de me bouleverser : une pietà au fond d’une mandorle en ébène, disposée ainsi que l’on faisait jadis au-dessus des têtes de grabats, aurait suscité chez moi une émotion analogue. Elle me rappelait les mots de Maupassant, évoquant les traits de cette enfant plutôt jolie qu’une beauté diaphane d’apparition frappait comme une maladie. Jeannie, quant à elle, était peinte d’un fard épais ; depuis toujours, un profond contentieux l’opposait à son propre corps, alors que son aînée aurait bien pu parer son étique vénusté d’une guipure sans se préoccuper du goût des autres !

Zi’ Antò trottina jusqu’à nous pour saisir notre commande. Letizia trouva bon de faire écho à mes choix, effrontément. Je pris un croustillant d’aubergine en entrée et des lasagnes à suivre. Jeannie opta pour le magret et bouda l’entrée. Je fis amener et ouvrir un Castellu di Baricci afin qu’il respirât l’air ambiant avant d’y tremper nos lèvres.

Deux tables plus loin, un sexagénaire pansu dévorait une viande noire en bornoyant ; son attention s’était arrêtée sur la croupe de Letizia qu’il dégustait des yeux, en gourmet rustique. Sans l’excuser, je le couvris d’indulgence : à sa place, qui se serait privé d’un spectacle aussi délectable ? Si cette garce avait décidé de montrer ses reins, ce n’était pas pour qu’on les ignorât.

« Tu changes de jour en jour, m’étonnai-je de lui confier en agitant du bout de ma fourchette un peu de lasagne fumante.

― Ha oui, tu trouves ? lança-t-elle, à peine surprise. Mais il ne suffit pas de changer de peau pour changer d’âme… »

Jeannie intervint, peut-être à tort.

« Tu n’es plus la même et nous savons bien pourquoi. »

Il n’en fallut pas davantage pour raviver dans le cœur de la bête une animosité incoercible.

« Vous voilà devenus très experts ! Mais sais-tu au moins, ma chère sœur, dans les mains de quel autre spécialiste ton amoureux m’a précipitée ? »

Nous y étions enfin. L’ombre de Darius, dont la suavité complexe planait dans la salle depuis un moment, surgit des murs et du sol comme un mascaret de ténèbres. Même les prunelles opalines de Letizia s’étaient subrepticement voilées de suie.

« Justement non, mentit Jeannie. Je souhaiterais que tu me le dises. »

Un intervalle de silence nous permit de mesurer l’ampleur du trouble que l’évocation du cryptique inconnu avait versé sur la conversation. Letizia ne quittait plus des yeux le fond blanchi de son ravier.

« Allons ! m’exclamai-je. Ai-je fait une sottise en vous rapprochant ? Dois-je lui demander désormais de garder ses distances ?

― Bien au contraire, soupira la jeune femme, consciente de l’aveu tacite qu’elle venait de livrer.

― Eh bien quoi ! Notre spécialiste a-t-il mordu Ligeia à la gorge, au point de nous la laisser pantelante d’amour ?

― Idiot… siffla-t-elle en souriant. Darius est un personnage étrange, complexe, amateur d’énigmes et de non-dits.

― Étrange ? m’insurgeai-je. Séduisant, cérébral, intuitif eussent convenu. Mais étrange… D’aucuns perçoivent l’étrange quand ils confondent peur et fascination. Serais-tu subjuguée, Letizia ? »

Son visage se froissa d’une expression inédite. Un brin taquine, Jeannie riotait dans sa serviette. Nous comprîmes que Letizia fléchissait sous la gêne et l’événement même de son fléchissement me parut assez important, assez exceptionnel, pour que je réclamasse sur-le-champ une seconde bouteille.

« Voici plusieurs jours, nous dit-elle à mi-voix, que je mets en mouvements des scènes dans lesquelles je n’aurais jamais osé compromettre mes doublures les plus hardies. Mon émoi est tel qu’il m’arrive de songer que cet homme n’existe pas, qu’il est juste l’incarnation de mon désir, l’écho de ma propre pensée, tant ses mots s’accordent aux miens. Ai-je peur ? Oui, bien sûr. Je suis terrifiée. J’ai peur de me méprendre, peur de m’éprendre d’un reflet… »

Nous demeurâmes médusés, à la fois honteux de nous faire témoins d’une confidence si intime et envahis d’une secrète convoitise. Jeannie et moi n’avions-nous pas goûté pareillement aux vertiges de l’incertitude quand nous échangions nos lettres lourdes d’envies de toutes sortes ? N’étions-nous pas tourmentés par la hantise de nous perdre sur des chemins interdits ? Récitant pour nous seuls une pensée de Kafka ― les baisers écrits ne parviennent pas à destination, les fantômes les boivent en route ― nous savions, pour l’avoir entrevu aussi, quel était ce reflet dont Letizia redoutait les maléfices.

« Ne vas-tu pas trop vite en besogne ? lui objectai-je d’un air qui se voulut péremptoire. Darius et toi ne correspondez que depuis un mois et il me semble que tu décrives l’histoire d’une vie…

― Et si c’était vrai ? s’enflamma-t-elle, soudain lumineuse. Ce sorcier m’a conduite vers des possibles dont j’ignorais jusqu’à l’existence. J’ai gravi avec lui le parvis des temples delphiques, j’y ai lu les livres sibyllins et les oracles perdus, bercée par le chant des muses et celui des furies… J’ai vu le soleil disparaître derrière un volcan vomissant le feu, depuis ce mont où les douleurs finissent. Je voulais voir ma vie comme la baie de Naples vue du Pausilippe, et Darius m’a exaucée. Vous parliez de changement ? »

Une esquille de sourire perça le coin de ma lippe. Je me mis à la plaindre, impudiquement. Contre toute attente, l’impérieuse Letizia, succube des nuits ajacciennes, était possédée : mon thaumaturge de papier avait joué de tous les sortilèges pour se l’assujettir.

Décrétant qu’après deux bouteilles de Baricci il était accordé de citer Aragon, je déclamai sur un ton melliflu : Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre, que serais-je sans toi qu’un cœur au bois dormant…

Quand il nous fallut vider les lieux, après que Letizia nous eut intimés de croire à son projet de vie commune avec Darius, un sentiment incommode m’étreignit : la forfaiture dont je me rendais coupable en jetant cette empuse dans les bras d’un innocent m’apparut soudain odieuse, criminelle, si bien qu’aussitôt sortis du Caseddu, j’empoignai l’aînée Dorgali par l’épaule en lui glissant à l’oreille :

« Darius n’existe pas.

― Comment ça ? murmura-t-elle sans comprendre. Que veux-tu dire ?

― Il n’existe pas, voilà tout. Nous l’avons inventé de toutes pièces pour te distraire. Seul ton désir lui confère une existence. Il n’est rien sinon l’écho de ta propre pensée. »

Las ! l’expérience me fait défaut pour supputer le désarroi que je suis capable de semer dans le cœur d’une femme, mais ce soir-là j’avais atteint, sans même le vouloir, des cimes insoupçonnées dans la vilenie.

Letizia mit un terme à ses turpitudes d’un trait de lame sur son poignet, à l’aube du jour qui suivit. ◼