Les automnes de l’âme

Rédigé par Marc Bonnant - -

La mélancolie n’a plus cours, du moins dans l’état où les Romantiques nous l’ont laissée. Seuls désormais les nostalgiques s’emploient encore à la faire chanter lorsqu’ils s’émeuvent ; mais la nostalgie, pour puissante qu’elle soit, reste un art mineur. Déjà le Baudelaire sarcastique de Mon cœur mis à nu avait annoncé la fin d’un temps. La modernité littéraire s’est inventé un succédané depuis le décadentisme, une autre façon de désespérer, plus accessible, plus pernicieuse aussi : la désinvolture, autrement dit le dédain de tout, le culte de l’indifférence. On a vu, peu à peu, la posture de l’écrivain incliner au nonchaloir, sinon à l’indigence, le sujet être placé si haut qu’il disparaît du récit, le verbe s’assécher, se corrompre, se disloquer, l’expression même, à force de suggérer, cesser de signifier… Tout cela au nom d’une nouvelle manière de dire son ennui ; c’est bien cher payé. Il ne reste plus rien, semble-t-il, de la prose expansive et prodigue des initiateurs du « vague des passions », même si la postérité oublieuse ne peut dignement s’y soustraire sans prétendre au déni de filiation. Simple abandon ou dégénérescence d’un genre épuisé ?

Avant d’être poétique, la mélancolie fut d’abord une notion médicale. De la poésie, elle acquerra la puissance de suggestion mais aussi l’indétermination ; son équivocité est, en ce sens, à rapprocher de celle que les Lumières ont réservée à l’idée de Nature. La médecine classique désigne sous le nom de « bile noire » ou melankholía (de mélas « noir » et kholé « bile ») une des quatre humeurs du corps, avec le flegme, le sang et la bile jaune. Plus de vingt siècles durant, depuis Hippocrate, les mystères du soma et de la psyché ont trouvé une traduction scientifique grâce à la thèse humorale. Les Grecs reconnaissaient un rapport étroit entre les quatre humeurs du corps, les quatre saisons de l’année, les quatre états de la matière… Les âges de l’homme eux-mêmes se suivent dans l’ordre des saisons, et comme le reflet de l’automne, la mélancolie qualifie aussi un type de comportement, une disposition d’être.

L’Antiquité distingue deux notions pour exprimer cette attitude : la folie, que la dramaturgie a largement illustrée, et la frénésie. « Obscurcissement de la raison », la folie résulte d’un excès de substances noires ; c’est le sens initial de la mélancolie. L’exemple des rois fous (Ajax, Bellérophon, Héraclès) élève cette disposition au rang de « folie supérieure » et la rapproche d’une conception platonicienne de la démence, une vésanie funeste et aveugle, celle du tyran. Mais un lien entre folie et frénésie, entre pathologie et expression poétique, est entrevu plus clairement par Aristote selon qui tous les héros de la Tragédie sont des mélancoliques. On sait l’importance de la mythologie et de l’astrologie sur la définition des caractères chez les Grecs ; dans le cas de la mélancolie, ce recours fait appel aux figures syncrétiques de Cronos et de Saturne. Le premier est le plus ambigu des titans : père des hommes et des dieux, mais aussi solitaire, déchu, exilé, il est tout à la fois engendreur et dévoreur de ses propres enfants. Le second, son équivalent romain, est une divinité agraire connotée plus favorablement, bien que l’astrologie lui confère une influence néfaste ; c’est un dieu dormant qui n’est libéré du sommeil qu’à l’aube des Saturnales.

Les « enfants de Saturne » sont les créatures les plus malheureuses du monde, mais la tradition voit en eux des élus honorés de dons précieux, et cette ambivalence, constitutive du caractère saturnien, est aussi celle du dieu maudit : ennemi de la vie terrestre, Saturne inflige la mélancolie aux mortels mais il peut aussi les en guérir par l’élévation de leur âme. Le néoplatonisme de Plotin confirmera cette dualité, et l’Italie de la Renaissance va la renforcer plus encore en associant l’icône du dieu-planète à son référent devenu explicite. C’est d’ailleurs à la Renaissance que la notion de « génie » apparaît dans les arts. La perspective d’un homme nouveau, maître de son destin, exhausse les idéaux du temps : l’homo literatuspréside aux aspirations de Landino, de Politien, de Marsile Ficin, de Laurent le Magnifique. Bientôt la méditation humaniste succède à l’éprouvante acedia médiévale. Lorsque le « génie mélancolique » s’illustre chez les peintres et les philosophes, Ficin y perçoit la grâce d’une contemplation inclinée à la créativité ; chez Landino, pour qui il ne peut y avoir de connaissance sans épreuve morale, Saturne figure l’emblème de la vita contemplativa.

Voilà compendieusement retracé le chemin de réflexion qui mènera peu à peu la mélancolie du mystère antique à la psychologie du comportement. La souffrance des « êtres supérieurs » transparaît dans une maxime du XVe siècle due à l’augustin Legrand : « A mesure que la cognoissance vient, le soucy croist, et l'omme se mérancolie plus et plus, selon ce qu'il a de sa condicion plus vraie et parfaite cognoissance. » (1) Le mélancolique serait donc ce sujet regardant en soi et qui, se connaissant enfin, ne se reconnaît pas dans le monde ; l’affirmation lucide de cette intériorité souffrante naît d’une inconciliation entre le sentiment d’un infini intérieur et l’évidence d’une finitude objective. C’est la solitude de la conscience prise au piège dans les mailles d’une réalité qu’elle récuse parce qu’elle n’en agrée pas les règles. « Âmes à la fois exaltées et mélancoliques, fatiguées de tout ce qui se mesure, de tout ce qui est passager, d’un terme enfin, à quelque distance qu’on le place. » (2) Au constat de la baronne de Staël répond Chateaubriand par les mots de René : « Est-ce ma faute si je trouve partout des bornes, si ce qui est fini n’a pour moi aucune valeur ? » (3) — mots que Senancour fera redire à Oberman : «  Que m’importe ce qui peut finir ? » (4)

La hantise des limites, de la négation de l’infini, de l’enfermement et du déterminisme, étend son ombre jusqu’au spleen baudelairien : « Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle | Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis… » (5) Il semble que les pas de Pascal résonnent encore dans les jardins de ce XIXe siècle déprimé où l’on aime tant dire ses maux et son ennui ! La mélancolie y éclot comme une fleur rudérale, au pied des vestiges dont Diderot vantait la beauté triste : « Les idées que les ruines réveillent en moi sont grandes. Tout s’anéantit, tout périt, tout passe, il n’y a que le monde qui reste, il n’y a que le temps qui dure. Qu’il est vieux, ce monde ! Je marche entre deux éternités… Et je ne veux pas mourir ! » (6) De même que la réflexion humaniste se nourrissait de contemplation, celle du mélancolique ne va pas sans plaisir, un plaisir ambigu et paradoxal s’incarnant, par exemple, dans cette « poétique des ruines » si chère au XVIIIe siècle. Alors l’instant d’une méditation devant les décombres suffit à travestir la perception du temps : le poète transforme le monde en une éternité dont il détient la clef… Pascal avait déjà évoqué cette revanche illusoire de la conscience sur la finitude : « Quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que l’univers a sur lui ; l’univers n’en sait rien. » (7)

Comme tous les genres qui ont l’heur de plaire, celui-ci devait subir les inconvénients de son succès. L’usage de la mélancolie, que l’on dit et redit jusqu’à l’affadissement, n’obvie pas aux facilités de la mièvrerie : « Viens, je me livre à toi, tendre mélancolie… » (8) sanglote Delille. Et Tristan L’Hermite n’avait-il pas fait chanter un « rossignol mélancolique », (9) cent cinquante ans plus tôt ? En vérité, la clairvoyance de Diderot reste un fait rare à une époque où l’on épuise le sujet au prix de son usure certaine. Bien sûr, cet affaiblissement n’est pas imputable au seul XVIIIe siècle ; la Renaissance italienne l’avait déjà amorcé. Si la mélancolie de Ficin ou de Pic de la Mirandole est teintée de cabale, l’ambiance que le néoplatonisme médicéen déploie autour des arts l’affecte bientôt d’un prosaïsme contagieux. On aime à associer les termes artiste et mélancolique. De fait, Michel-Ange fut un peintre mélancolique, de même que Raphaël dont Pauluzzi dira : « Il incline à la mélancolie, comme tous les hommes doués de dons si exceptionnels. » (1519) C’est que, déjà, deux vues s’opposent en une même idée : l’une philosophique, statuant sur la condition existentielle du « malade de l’âme », l’autre psychologique, décryptant l’acuité de cet être singulier qu’est l’artiste saturnien.

Les Romantiques reprendront à leur compte une opinion observée au XVIe siècle, selon laquelle le génie n’est mélancolique que s’il se sait supérieur à son œuvre. Cette attitude a dû sa vogue au fait qu’elle fut, avant tout, une source d’agrément : l’artiste a le privilège de convertir les affres de l’insuccès en une intime conviction de prééminence. Pourtant, une fois encore, la confusion guette, car dans l’esprit d’aucuns les tourments d’un génie sont semblables à ceux de l’homme ordinaire, et le comportement mélancolique ainsi banalisé peut indument venir justifier toute forme d’échec ; l’emploi abusif du terme, d’emblée devenu modique, accompagne alors les moindres déconvenues de la vie. Mais au-delà du fait linguistique, c’est le problème de la marginalité éthique et sociale du « génie mélancolique » qui est soulevé. Diderot n’avait-il pas affirmé qu’à la morale usuelle se confrontait « une morale propre aux artistes et à l’art » ? Cette propension au repli est opportunément exploitée par le Romantisme au moment où l’art créateur commence à se distancer de l’art officiel et où la faillite sociale de l’artiste prétend fournir la preuve de sa précellence spirituelle, du fait que ce dernier s’abstrait volontairement d’une société qu’il juge médiocre. Pour Vigny, (10) la mélancolie par dépit social est même constitutive du tempérament artistique.

Toutefois, l’engagement politique des Romantiques a démontré qu’ils pouvaient surmonter ce « saturnisme » dont l’attraction morbide les détournait jusqu’alors de la chose publique. Vigny s’immerge dans la lutte avec la certitude de défendre une mission tout exprès dévolue à l’artiste ; et pareillement convaincu, Hugo s’exclame : « Peuples ! écoutez le poète ! | Écoutez le rêveur sacré ! | Dans votre nuit, sans lui complète, | Lui seul a le front éclairé. » (11) Nous nous sommes déjà bien éloignés de René, que le père Souël, en bon jésuite, jugeait si âprement : « Un jeune homme entêté de chimères, à qui tout déplaît, et qui s’est soustrait aux charges de la société pour se livrer à d’inutiles rêveries. » (12) À partir du rêveur coupable, châtié par le monde qu’il renie, le XIXe siècle a conçu un libertaire épris d’action : le saturnien s’est découvert pour ambition de guider les hommes, sa « vie contemplative » doit inspirer la leur et l’orienter. On admettra cependant que cette métamorphose presque contre-nature n’est possible qu’en climat de turbulence sociale, et qu’hors ce contexte la figure archétypale du mélancolique demeure celle que Chateaubriand avait conçue avec René.

Pour nombreuses qu’elles soient, les variétés de la mélancolie possèdent toutes un trait commun : c’est la conscience douloureuse d’un terme, d’une limite, et l’angoisse incoercible d’y être subordonné. Le sentiment de supériorité en est une réaction, un corollaire et non une cause. On pourrait croire que cette hauteur dans la souffrance confère au saturnien quelque vertu de stoïcisme, si l’on omettait de rappeler qu’il ne s’agit pas d’un acte de pénitence mais d’un état de fait (un fatum) déterminé par la constitution psychique du sujet. L’atavisme mental demeure au cœur de la question étiologique : la définition initiale d’Hippocrate invoquait déjà la psyché, (13) avant que la théorie humorale ne s’impose jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. (14) Esquirol, élève de Pinel, défendra la primauté du mental sur le soma : « La mélancolie consiste dans un faux jugement que le malade porte sur l’état de son corps, qu’il croit être en danger pour des causes légères. » Cette analyse confirme, en outre, deux points essentiels : d’une part que le sujet s’observe en dedans, par repli ou involution, et d’autre part qu’une évidente proximité symptomatique rapproche la mélancolie de l’hypocondrie. Notons qu’à l’époque de Pinel, Esquirol ou Leuret, on prescrivait d’ordinaire la douche froide dans le traitement des mélancolies persistantes… De nos jours, en psychiatrie, « mélancolie » désigne des cas de dépressions graves, des psychoses traitées par neuroleptiques ; le lexique médical réhabilite donc le sens archaïque et péremptoire de folie, tandis que l’acception littérale conserve la signification que l’usage commun a banalisée.

Du taedium vitae stoïcien à l’acedia monacale, du spleen de Cheyne au « mal du siècle », de la « marinade » flaubertienne à la nausée de Sartre, toutes les formes occidentales de la mélancolie ont reflété uniment la scène d’un contentieux intérieur opposant le corps à l’esprit, l’objectif au subjectif, la société à l’individu, l’œuvre à l’artiste, la finitude à la conscience… Certes, le mélancolique est un être en conflit perpétuel, soumis au diktat d’une réalité opprimante dont il souhaiterait s’affranchir ; mais cette servitude qui l’obsède, et que la médecine compte parmi les « maladies de l’âme », ne saurait démentir la contribution du fonds mélancolique dans toutes les expressions de l’Art, confirmant dans leur conviction ceux qui voyaient là une aptitude plutôt qu’une attitude. Des atrabilaires antiques jusqu’à nos antihéros contemporains, la longue lignée saturnienne n’a jamais été tourmentée que par le même démon millénaire qui, à l’instar du dieu-planète, tantôt sommeille, tantôt s’incarne. ◼


(1) Le Livre de bonnes mœurs, 1410.
(2) De la Littérature, 1ère Partie, chap. 11, 1800.
(3) René, 1802. Le vague des passions, ou comment habiter « un monde vide avec un cœur plein ».
(4) Oberman, Lettre XVIII, 1804.
(5) Les Fleurs du Mal, « Spleen », n° 78.
(6) Salon de 1767.
(7) Pensées, §348 (Brunschvicg), 1670.
(8) Les Jardins, Chant II, 1782.
(9) Plaintes d'Acanthe, « Le promenoir des deux amants », 1633.
(10) A. Le Breton dit de Vigny qu’il fut un « cornélien mélancolique ». Cf. Le Roman français au dix-neuvième siècle, 1ère partie, Slatkine, 1970, p. 297.
(11) Les Rayons et les ombres, « Fonction du poète », 1840.
(12) Dans Le Génie du christianisme, Chateaubriand définie les « âmes mélancoliques » comme suit : « Dégoûtées par leur siècle, (…) elles sont restées dans le monde sans se livrer au monde : alors elles sont devenues la proie de mille chimères ; alors on a vu naître cette coupable mélancolie… »
(13) « Quand la crainte et la tristesse persistent longtemps, c’est un état mélancolique. » (De l'art médical, LGF, 1994, p. 464)
(14) Dans l’Encyclopédie : « Tous les symptômes qui constituent la mélancolie sont le plus souvent excités par quelques vices dans le bas-ventre et surtout dans la région épigastrique. (…) Le cerveau n’est que sympathiquement affecté. » Quinze siècles plus tôt, Galien écrivait : « De l’estomac enflé et rempli de bile noire, des vapeurs montent à l’encéphale, offusquent l’intelligence, et produisent les symptômes mélancoliques. » (De la bile noire) Par analogie, notons qu’un texte de Maupassant perpétuera l’idée d’un dysfonctionnement viscéral : « Un estomac malade pousse au scepticisme, à l’incrédulité, fait germer les songes noirs et les désirs de mort. (…) Je ne me tuerais peut-être pas si j’avais bien digéré ce soir. » (Suicides, 1880)

Indices bibliographiques
• R. Klibansky, E. Panofsky & F. Saxl, Saturne et la Mélancolie, Gallimard, 1989.
• J. Starobinski, L'Encre de la mélancolie, Le Seuil, 2012.
• H. Tellenbach, La Mélancolie, PUF, coll. Psychiatrie ouverte, 1985.