Antonia, « fleur du renoncement »

Rédigé par Marc Bonnant - -

« Parce que la poésie a cette tâche sublime de saisir toute la douleur qui écume et agite l’âme, et de l’apaiser, de la transfigurer dans la sérénité suprême de l’art, comme les fleuves se jettent dans l’immensité céleste de la mer. »

Un ange saturnien veille sur l’âme d’Antonia Pozzi. Derrière les paupières de la poétesse à jamais endormie, le voyage orphique s’accompagne d’une étrange clameur : « Parmi les lames d’eau sombre | Sans écho | Ton rire rouge | Ouvre les mystères | D’une humanité primitive. » (Periferie, 1936) Plus proche de nous, aux portes de la cité, un essaim de bêtes industrieuses se meut devant la ruche : « Bientôt | Hurlera la sirène de l’usine. | Des silhouettes courbes en mouvement | Ouvriront | Des portes lacérées dans le brouillard. » (ibid.) Telle est la réalité intérieure d’Antonia Pozzi : une démiurgie ombreuse et inquiète. Au cœur de son astre noir sévit la même attraction funeste qui emporta Sylvia Plath, Ingeborg Bachmann ou Marina Cvetaeva. De cette jeune Milanaise cueillie par la mort dans sa vingt-sixième année, nous ne savons que ce qu’elle a bien voulu nous confier. À toutes fins de la connaître mieux, il nous reste une œuvre poétique et un Journal, publiés à titre posthume sous la vigilance de son père. Née à Milan en 1912, elle est la fille d’un avocat en renom, Roberto Pozzi, et de la comtesse Lina Cavagna Sangiuliani, la nièce du poète Tommaso Grossi. Elle grandit dans la belle société de Milan, au sein d’une famille rigoriste où l’instruction religieuse est un principe d’airain. Au lycée Manzoni, elle s’éprend de son professeur de lettres classiques, Antonio Maria Cervi, de dix-huit ans son aîné, lequel demeurera l’amour de sa vie. L’avocat fait obstacle à cette relation indue en humiliant le modeste enseignant. Les élégies douloureuses de La Vita sognata pleurent la perte de l’amant et l’impossible communauté de destin. Déjà, la « disperazione mortale » prend corps, hégémonique, et le traumatisme de la rupture, à la veille de ses études universitaires, accule Antonia à une première tentative de suicide, dont elle sera sauvée de justesse.

En 1930, elle s’inscrit à l’Université de Milan, où elle étudie la philologie moderne. Son intérêt pour la philosophie et les Lettres la pousse irrésistiblement vers la création littéraire. Elle se lie d’amitié avec le philosophe Vittorio Sereni, une relation qui laissera un fécond échange épistolaire. Flaubert, sur l’œuvre duquel elle conduit sa thèse, lui ouvre la voie vers la reconstruction de soi. Le Tonio Kröger de Thomas Mann lui en montre le moyen : la poésie. « La douleur naît toujours d’une erreur. J’ai fauté. Je fais amende honorable. Je paie de ma personne. – Orgueil, aide-moi ! J’ai besoin de naître une seconde fois. » Aller au-delà de la nostalgie pour accéder à la plénitude : renaître en poésie. Antonia est une privilégiée et ne l’ignore pas. Elle fréquente les meilleures écoles, elle a pour amis les intellectuels les plus prometteurs de son époque, elle a déjà sillonné l’Europe – mais elle porte en elle un vide que toute sa culture raffinée ne parvient pas à combler. Plus que la quête d’amour, c’est le désir de maternité qui la maintient en vie. Insidieusement, le souvenir d’un ami suicidé fait le lit d’une profonde angoisse qui aboutira à l’acte fatal. « Ici, ou l’on meurt, ou l’on commence une vie merveilleuse » écrira-t-elle en feignant de se donner encore le choix. Lors d’un voyage à travers l’Europe en 1938, elle correspond avec sa grand-mère et lui communique son intention d’écrire un roman historique sur la Lombardie. Le 23 octobre de la même année, une lettre témoigne de son inquiétude : la loi raciale contre les Juifs a causé le départ de nombre de ses amis les plus chers. Le 1er décembre, elle décide de s’installer dans sa maison de Chiaravalle pour fuir l’avancée de la guerre ; elle y écrira sa dernière lettre, destinée à ses parents. On la retrouva inanimée, trois jours plus tard.

L’ombre oppressante du père plane sur l’œuvre d’Antonia, comme elle avait plané sur sa courte existence. On le soupçonnera d’avoir réécrit ou amendé selon son goût quelques pièces qu’il jugea « excessives », indignes de la fille modèle. Les dédicaces pour « AMC », notamment, disparaissent. Les anciens camarades, les rares à être encore de ce monde, évoquent une jeune fille au visage noble, mélancolique et solitaire. La philologue et critique littéraire Maria Corti, amie d’Antonia à la Faculté, se la remémorait en ces termes : « Son esprit faisait penser à ces plantes de montagne qui croissent au bord des crevasses et des gouffres. […] Elle fut la proie innocente d’une censure paternelle presque paranoïaque, attentant à sa vie comme à sa poésie. Sans doute était-elle en conflit avec le huis clos religieux imposé par sa famille. La terre lombarde adorée, la nature de fleurs et de rivières la consolaient certainement davantage que ses semblables. » En se donnant la mort, Antonia met un terme à une insupportable somme de regrets. Quels vers incarnent mieux la douleur de cette vie à peine esquissée : « Conduis-moi dans tes plaines battues de tous les vents | où d’âpres monastères ensevelissent entre leurs murs, | comme dans un linceul, des vies qui n’ont pas vécu. » (Rilke) La blessure de la femme non mère, « fleur du renoncement », est symbolisée par cet enfant non né, sacrifié à l’Art contre toute espérance de plénitude. À défaut d'être mère, Antonia fut poétesse, préposée à la délicate conciliation de l’Éthique et de l’Esthétique. « Je vis de poésie comme les veines vivent de sang. » Décelant toute la culpabilité de l’égérie meurtrie, Alessandra Cenni voit en Antonia une icône tragique, « une Antigone moderne, avec l’ombre de l’inachevé, avec son rêve d’amour et d’enfant, avec la voix de ses fantômes, dans un monde de silence et d’abîmes, fait de brumes, de fosses et de croix. » L’obsession de la faute domine une écriture déjà assombrie par les affres de la dépression. Eugenio Borgna, penché sur les rouages de cette souffrance morbide qui magnifie l’Art au détriment de l’Être, confessera dans ses Intermittences du Cœur : « Le Journal d’Antonia Pozzi se lit au rythme des battements du cœur : il est traversé d’une cascade d’émotions et de réflexions percutantes, téméraires, ancrées aux thèmes existentiels d’hier et d’aujourd’hui. D’une telle lecture, nous sortons interdits, bouleversés. » Peut-être aussi plus humains – au sens où les poètes l’entendent. ◼


Œuvres d’Antonia Pozzi :
• Flaubert : la formazione letteraria (1830-1865), thèse, éd. Garzanti, 1940.
• La vita sognata ed altre poesie inedite, éd. Scheiwiller, 1986.
• Diari, préf. d’A. Cenni et O. Dino, éd. Scheiwiller, 1988.
• L’età’ delle parole è finita, Lettere (1925-1938), éd. Archinto, 1989.
• Parole, préf. d’A. Cenni, éd. Garzanti, 1989.
• Pozzi e Sereni. La giovinezza che non trova scampo, éd. Scheiwiller, 1988.