L’île de désamour

Rédigé par Marc Bonnant - -

Quel embarras, quel sentiment d’impuissance devant le flot sans fin de commentaires suscités par la question du racisme anti-corse… Il semble que la gravité du propos ait délié les langues au point de confronter l’injure à l’injure, la bêtise à la bêtise et, en fin de compte, l’absurde à l’absurde. Parfois, quand le réquisitoire ne sert plus la cause qu’il défend, parce qu’il en a oublié les ressorts, l’intérêt du dialogue de sourds s’amenuise et se perd. L’insulte est une fleur des sables, qui jaillit de rien et se nourrit de peu ; là où elle éclot, l’esprit n’a pas cours. L’employer est illusoire, sinon contreproductif, n’en déplaise à Schopenhauer. (1) À tout racisme ses causes. Aussi, plutôt que de répondre à la violence par la violence, peut-être vaudrait-il mieux se concentrer sur les origines du problème et dresser une étiologie du mal. Pour ceux auxquels cette mise en matière aura déjà coûté un bâillement, je suggère la lecture de trois sources roboratives qui les remettront sur pied séance tenante : la Petite anthologie du racisme anti-corse de Jean-Pierre Santini, (2) la Petite anthologie du racisme pro-corse de François de Negroni (3) et la Lettre aux anti-corses de Gabriel-Xavier Culioli. (4)

Posons un postulat qui ne dérangera personne : la haine de l’autre a pour corollaire immédiat la subsumption. (5) Le racisme, par définition même, ce n’est pas le conflit d’un individu contre un autre, mais celui d’une communauté contre une autre. Par le mépris et la haine, le raciste entend démontrer que la race à laquelle il appartient est supérieure à celle(s) qu’il calomnie. Si l’expression individuelle du racisme nous alarme par sa récurrence, c’est parce que les médias (et Internet en particulier) ont offert trop d’espace à des oligophrènes qui ne le méritaient pas. Évidemment, il suffirait de priver ces derniers de leur parole pour éviter la contagion : museler l’imbécile avant qu’il ne nuise, voilà l’issue ! Cette mesure, imparable mais policière, n’aurait de crédit qu’en contexte totalitaire puisqu’elle s’attaque frontalement à la liberté d’expression ; autant dire qu’à de rares exceptions près elle ne trouverait aucun partisan sous nos tropiques. Il nous faut donc assumer cet encombrant héritage humaniste qu’est le paradoxe de la tolérance et nous accommoder du droit de chacun à dire ce qu’il pense… même s’il pense à tort et à travers.

Jusqu’où tolérer l’intolérance ? Comment définir les limites de l’acceptable ? En France, le droit y répond depuis 1881 en inscrivant la diffamation raciste à l’ordre des délits pénaux. (6) Affirmer qu’il s’applique dans tous les cas serait mentir ; pour y parvenir, il faudrait idéalement poster un cyber-gendarme derrière chaque blogueur, lequel soutiendrait à raison qu’il s’agit d’une répression déguisée en prévention. Mais pourquoi un propos diffamant semé dans le pseudo-anonymat d’Internet (7) échapperait-il aux sanctions prévues par le code pénal, quand par ailleurs celui d’une célébrité déchaînera les foudres sous prétexte que son audience est plus large ? Grâce à l’identification par IP, n’importe quel usager du web peut faire l’objet de poursuites si son infraction est reconnue. Hélas, les condamnations sont insuffisantes ou inadaptées : quand un délit surabonde, il perd de sa valeur pénale et sa modicité résulte expressément de sa répétition. Toute invective raciste non punie ouvre une brèche qui menace de faire céder l’édifice de la loi. Le seuil de tolérance, rendu alors imprécis par l’absence de contour légal, ne relève plus du juridique, ni même de l’éthique, et lorsque l’abus échappe à tout contrôle, il conduit presque toujours vers ce que l’on sait.

La corsophobie s’apparente-t-elle à du racisme ? Un examen sémantique s’impose. D’expérience, nous savons que le discours identitaire, parce qu’il est passionné, ne craint pas de recourir à l’emphase. L’expression « racisme anti-corse » ne vaut que si l’on accorde à la race corse une existence objective ; au terme anthropologiquement incorrect de race, nous préférerons celui d’ethnie et par extension celui de peuple. Or, la réalité d’un peuple corse étant incompatible avec la République, une et indivisible, nous concevons que, du point de celle-ci, la diffamation raciale ne peut s’appliquer qu’au peuple français et non à ses variétés régionales. (8) En revanche, du point de vue adverse, la même notion est agréée au motif que la Corse est une nation, dotée d’un peuple comme toutes les nations. De l’importance dans le choix des mots dépend ici de savoir si la condamnation d’un « racisme anti-corse » recouvre une intention militante ou non. Qu’importe de lire « racisme » parmi les imprécations d’un quidam, nul ne prendra la peine de vérifier sa couleur politique ; qu’on le lise dans les lignes d’un intellectuel insulaire, et aussitôt le soupçon surgit. Cette ambiguïté tend à montrer que la contre-offensive est souvent d’inspiration séparatiste. Comment pourrait-il en être autrement ? La mauvaise foi de ceux qui nient la réalité d’une corsophobie, en alléguant qu’il ne peut y avoir de racisme s’il n’y a pas de race, (9) n’attise-t-elle pas les inimitiés à moindres frais ?

Notre tentative d’étiologie achoppe sur les problèmes de définition. De la brimade à la diffamation, les nuances sont déclinables à l’infini, ce qui complique la tâche du législateur. Il est tout un monde, en effet, entre un calembour d’Alphonse Allais et une provocation du Club positiviste. Il n’y a pas commune mesure entre la petite méchanceté d’un Ruquier et les grands égarements d’un BHL. La graduation du délit impose un nivellement par seuils de gravité, une axiologie que le droit seul, sans le recours à la sociolinguistique, ne saurait établir pertinemment. La relaxe d’Eddy Mitchell, après ses propos tenus dans Paris-Match en 2003, illustre les imperfections d’une loi très amendable. À cette aporie définitionnelle s’ajoute, incoercible, une propension presque naturelle à l’amalgame dont le racisme se délecte. Les Corses eux-mêmes, dans leur ensemble, ont été accusés de racisme, payant pour les actes d’une poignée d’inconscients. (10) Et identifiés aux assassins de Claude Érignac, ne sont-ils pas tous devenus préfeticides ? (11) Les exemples sont légion. Statistiques de la criminalité défavorables ? Les Corses sont des truands. Gabegies dans la gestion des fonds publics ? Les Corses sont mafieux. Augmentation du racket dans les écoles ? Les Corses sont génétiquement violents, etc. Il en va ainsi de tous les préjugés : induction et amplification. Face aux chimères dont on l’abreuve, la doxa voit des ombres là où elle croit voir des hommes ; au lieu d’apprendre, elle désapprend et lorsqu’on la prive de son discernement, elle ne sait plus douter.

Lors d’un récent dîner chez des amis, mon voisin de table, un continental en vacances dans la région, me tient ex abrupto les propos suivants : « La culture corse est exempte de génie, de cohérence, elle est conçue de bric et de broc, d’emprunts picorés çà et là au gré de ses errances… » [propos rapportés dans l’esprit, mais enjolivés pour la circonstance] Devant mon absence de réaction, le contrevenant renchérit complaisamment, croyant reconnaître dans mon silence médusé quelque approbation. J’ai alors droit à un inventaire exhaustif des clichés les plus éculés, ceux-là même dont la vieille littérature regorge, (12) auxquels s’ensuit un lot de sottises bien contemporaines issues, pour l’essentiel, de l’imaginaire métropolitain. J’apprendrai quelques jours plus tard, avec effarement, que mon interlocuteur était en fait un enseignant francilien… originaire du Fiumorbu ! Ce comportement m’a interrogé : les plus ardents promoteurs de la corsophobie seraient-ils corses ? Nos exilés, nos frusteri, s’arrogeaient-ils le droit de condamner la Corse en vertu d’un statut d’émigrés qui les qualifierait mieux que les anti-corses eux-mêmes dans leur rôle de contempteurs ? Soutenir une telle absurdité, c’est faire l’économie du bon sens en cédant, une fois de plus, à la subsumption. Cet exemple provocatoire a valeur d’avertissement : personne n’est à l’abri d’une facilité de l’esprit. Les pièges du raccourci peuvent avoir des conséquences dévastatrices, comme ici opposer deux groupes d’une même communauté à la faveur d’une simple allégation. Mon voisin de table avait-il suffisamment de bonnes raisons pour dire son rejet ? Peu importe. Il avait ses raisons, bonnes ou non, et ce jour-là j’étais trop accablé pour oser le contredire.

Souvent rudimentaires et balbutiés, les discours de haine surgissent au moment où les arguments s’épuisent. La source du mal réside dans le langage : une langue pauvre traduit toujours une pensée indigente. Au dialogue des différences se substitue le soliloque des frustrations. Internet, au lieu d’ouvrir les esprits, en a conçu les geôles ; bruissant de petites paroles recluses et vireuses, les forums deviennent des laboratoires où chacun, au gré de ses formules, s’ingénie à distiller le meilleur poison, l’outrage absolu, l’insulte parfaite. Une collection de souffrances individuelles frappées de cécité.

La langue corse compte dans son lexique un vocable savoureux, a macagna, qui porte le sens de raillerie, moquerie, mais aussi plus largement celui de plaisanterie. Son étymologie est moins heureuse : le bas latin *MAHANIUM (offense) donnera en vieux français méhaigne (blessure), méhaigner (mutiler), et en italien magagna (tare). L’origine des mots révèle la vraie nature des choses. Une boutade mal exploitée peut devenir une arme mortelle. La dialectique du racisme emprunte souvent à l’humour parce qu’en parant l’injure d’un nez rouge on feint de la rendre bénigne ; son dessein n’en demeure pas moins intact. Quand Yves Lecocq appelle à « l’euthanasie des Corses », le sous-entendu est sans mystère, l’humour bon marché, la manière prosaïquement brutale.

Pour autant, le principe de vigilance (13) a ses limites. Exténuées de guetter l’orée du bois, les sentinelles finissent par ne plus distinguer entre le chien et le loup. Le Jeu des 7 familles corses de Delambre, éminemment drolatique, offrait une belle opportunité d’autodérision dont les Corses se seraient réjouis – avant que le collectif Avà Basta n’en dénonce le prétendu caractère diffamant. Dommage. Toute obsession fait le lit de la paranoïa et pour s’en prémunir, il faut parfois contrarier ses intuitions. Nous ne serons jamais assez circonspects devant cet ennemi protéiforme qu’est le langage de la haine : un excès de complaisance précipiterait la loi vers l’inanité, un excès de prudence causerait des préjudices inutiles. L’immense gageure du droit consiste à définir une juste mesure dans tous les cas où un arbitrage s’impose. Si l’on prend garde à ne céder ni au syllogisme ni à l’amalgame, si l’on sait rester vigilants sans sombrer dans la névrose, si l’on accepte la réalité du racisme contre toute dénégation, alors peut-être que la mauvaise foi des uns et la violence des autres disparaîtront, cédant du champ à un débat plus apaisé. Rien ni personne n’empêchera la Corse de susciter les passions les plus brûlantes, mais comme le disait assez justement Paul Giacobbi paraphrasant Racine en conclusion de Corse, l’île sur le feu (14) : « La Corse ne mérite ni cet excès d’honneur, ni cette indignité. » ◼


(1) Cf. L’injure, extrema ratio
(2) J.-P. Santini, Petite anthologie du racisme anti-corse, éditions Christian Lacour, Nîmes, 2001.
(3) François de Negroni, Petite Anthologie du racisme pro-corse, éditions DCL, Ajaccio, 2004.
(4) Gabriel-Xavier Culioli, Lettre aux anti-corses, éditions DCL, Ajaccio, 1999.
(5) Cf. Marc Biancarelli, Vae Victis, éd. Materia Scritta, Calvi, 2010, p. 28.
(6) Cf. Wikipedia : Lois contre le racisme et les discours de haine en France
(7) Par exemple : http://bonbonze.net/v2/img1/vrac/index.php?num=25
(8) Argument soutenu en 2004 par Dominique Sopo, à l’époque président de SOS Racisme, sur l’antenne de RCFM : « Le peuple corse n’existe pas. »
(9) Il revient au même d’affirmer qu’aucun racisme n’existe.
(10) Entre mai et octobre 1982, vingt-quatre attentats racistes ont été commis en Corse. En 1986, deux ressortissants tunisiens tombent sous les armes du FLNC qui les soupçonnait de trafic de drogue. En 2004, une série d’actions xénophobes perpétrées à Bastia portent la signature d’un groupuscule autonomiste (voir notamment l’article afférent sur le site de l’ICARE).
(11) « Nous étions devenus le peuple préfeticide » : phrase prononcée par Me Antoine Sollacaro lors de sa plaidoirie au premier procès d’Yvan Colonna (2007).
(12) Tous les préjugés sur les Corses, caricatures, poncifs, clichés, stéréotypes rencontrés de nos jours trouvent leur écho dans la littérature française de ces trois derniers siècles. Voir document joint.
(13) Voir, à titre d’exemple, le blog I Scumpienti dont la richesse inspire tout à la fois la stupeur et l’effroi.
(14) Corse, l’île sur le feu, documentaire de Daniel Peressini, Saint-Louis Productions, 2001.

Liens connexes :
• Article de C. Pégard, « Mais que faire avec la Corse ? » (Le Point, 01/06/1996)
• Éditorial de C. Barbier, « Rage et pitié » (L’Express, 09/04/2009)
• Article de J. Ferrari, « Sous les clichés, une île » (Libération, 04/04/2011)
• Article de L. d’Orazio, « Une île de violence : le traitement médiatique du problème corse (1965-2007) » (Rives Méditerranée, 06/2011)
• Article de F. Hauter, « L’île où le pardon n’existe pas » (Le Figaro, 08/07/2011)
• Article d’A. Sereni, « Racisme ordinaire » (Journal de la Corse, 07/2011)