L’injure, extrema ratio

Rédigé par Marc Bonnant - -

« Qui critique les autres travaille à son propre amendement. » (1)

Il n’est pas une page de Schopenhauer qu’on ne lise sans opiner du bonnet, avec force résignation, consterné par la vérité originale, parfois cruelle, qu’on y découvre, et d’emblée, à la joie que l’on éprouve de se faire encore surprendre par un « classique », tout iconoclaste qu’il fût déjà en son temps, on conçoit aisément que ce penseur-là ait pu exaspérer ses pairs avec son impertinence chronique, son incoercible agressivité. Fichte, Hegel, Schelling… Postkantien comme eux, il préférait la première mouture de la Critique à sa version tardive, qu’il jugeait trop théiste à son gré. Schopenhauer l’athée, le « pessimiste de Francfort », se range dans un postkantisme singulier, loin des académismes : son tour incisif et son goût du paradoxe le distinguent de ces « philosophrastes » qu’il exècre au point de les agonir sans relâche. Que discerner dans cette saine détestation sinon l’expression d’une convoitise légitime ? Les susnommés ne lui ont-ils pas, injustement, dérobé sa chaire et son auditoire ? Celui que son époque tarde à accueillir en philosophe ne connaîtra le succès qu’en 1853, à la parution de ses fantaisistes Parerga et Paralipomena.

L’extrema ratio du maître, trente-huitième et dernier argument de son bréviaire oublié (2), c’est l’injure, ultime recours pour obvier à la débâcle. Évidemment, il n’est pas meilleure prévention que la prudence aristotélicienne : esquiver les sophistes, les baratineurs, les chicaneurs de tout crin, prompts à vous déstabiliser. Et si malgré les précautions le conflit s’impose, alors tous les moyens peuvent être envisagés, jusqu’aux plus radicaux. Parmi eux, l’invective. La judicieuse compilation de Franco Volpi fera, certes, le bonheur des collectionneurs d’aphorismes qui, soucieux de briller dans les dîners, prendront à leur compte les joyaux d’infamie que recèlent ces pages. Imprudent, en outre, quiconque se hâterait de réduire l’immense Allemand à cet ouvrage distractif dont la vocation, à mon sens, est double. D’abord, s’évertue-t-il à souligner un trait reconnu du caractère de Schopenhauer : la méchanceté. Ensuite – et c’est là l’entreprise la plus intéressante – il tient qu’une injure bien frappée convoque avant toute chose une exigence de style et, conséquemment, une maîtrise du langage.

De quoi est faite l’insulte aujourd’hui ? Lapidaire, elle doit emprunter au registre familier, voire vulgaire. Trop savante, elle sera jugée pédante. Indirecte, on la dira molle. Qu’un Tapie fulminant assène à un Aphatie médusé quelque « Vous êtes un connard ! » (3) à l’issue d’une interview contrariante prouve qu’à l’évidence l’insulte publique ne nécessite pas toujours l’usage de la rhétorique pour atteindre son but. Qu’un Attali blessé dans son orgueil pique Onfray d’un « Vous êtes nullissime… Humainement infréquentable ! » (4) démontre pareillement qu’il ne suffit pas d’être érudit pour manquer de vocables lorsque les attaques de l’adversaire se font trop mordicantes. N’est pas un bon insulteur qui veut. Pour être pleinement acquis, l’art de l’insulte exige de la pratique, de l’entraînement, de l’anticipation, mais aussi du renoncement, de la violence et de la mauvaiseté. « La grossièreté triomphe hélas toujours sur l’esprit » soupirait le philosophe de Dantzig.

Dans sa préface, Franco Volpi prend soin de nous rappeler que Borges achevait son Histoire de l’éternité (5) par une note sur « l’art d’injurier », et que Schopenhauer, à la suite naturelle d’Aristote qui voyait dans l’indignation une vertu, nous enseigne l’insulte comme les maîtres de l’Antiquité enseignaient la morale : par le cas concret (modus utens). L’exercice ne s’improvise guère : il réclame de la méthode. Le recueil de Volpi ne craint pas de faire l’apologie du préjugé, du paradoxe ou de la mauvaise foi. Le choix de son découpage recouvre une intention exégétique : confronter entre elles toutes les cibles identifiées, les corréler à un vaste ensemble d’indices, leur affecter enfin une cohérence utile à la compréhension de l’atrabilaire que fut Schopenhauer. Comment déchiffrer cette secrète félicité d’être méchant ? Comment interpréter ce goût presque inné de la raillerie, du juron, de l’offense, de la diatribe, de l’ironie et du sarcasme ? Toute cette ire exprimée par le verbe est-elle inhumaine ? Bien au contraire : elle n’est que trop humaine. Le misanthrope de Gdansk n’incarne pas seulement le monstre d’arrogance dénoncé par sa propre mère, ni le semeur d’avanie tant redouté de ses détracteurs ; il est d’abord un homme, plus humain que tous les hommes, agité de stupeurs, de révoltes et d’indignations. Ce Schopenhauer colérique et véhément, rassemblé par la main de Volpi, se distance quelque peu du pessimiste nourri aux Upanishad védiques préfigurant déjà le Nietzsche anti-académique des Considérations inactuelles – le même Nietzsche qui, avant de s’en détourner nûment, défendra l’auguste ancêtre avec révérence.

Schopenhauer ne doit son isolement qu’à lui-même. Suite à ses maladresses obstinées, l’ostracisme exercé par ses contemporains n’a fait qu’accroître son humeur hargneuse. Soyons sincères : nous eussions bien regretté que l’ogre allemand s’affadît dans la gloire et le renom, car un rebut bougon passionne toujours davantage qu’une idole louée. D’ailleurs, ses ricanements narquois n’annoncent-ils pas une prestigieuse postérité ? Nous pressentons Weininger et Montherlant derrière le misogyne, nous devinons Klíma et Cioran sous chacun de ses diasyrmes, nous percevons son pessimisme chez les héros désespérés du décadentisme, puis de l’existentialisme, de des Esseintes à Bardamu… S’il n’avait pas été excessif et provocateur, aurait-il séduit la cohorte frileuse des profanes que la seule évocation de la German metaphysics pétrifiait d’effroi ?

La circonstance de cet article m’offre l’occasion d’évoquer un ouvrage du trop méconnu Samuel Johnson, intitulé L’Art de l’insulte et autres effronteries (6). Le rapprochement avec l’initiative de Franco Volpi ne me semble pas vain. On y appréciera quelques perles d’une truculence dédaigneuse : « Traiter votre adversaire avec respect, c’est lui donner un avantage auquel il n’a pas droit… Sachez, Monsieur, que traiter votre adversaire avec respect, c’est frapper mou au combat. » Johnson, lui aussi, choisissait soigneusement ses cibles : les whigs, les Écossais, les Français… Ses brocards, désormais surannés quant au fond, brillent toutefois des mêmes ressorts stylistiques dont La Rochefoucault avait constellé ses Maximes (ressorts dans le maniement desquels Schopenhauer excellera à son tour), tels que l’antiphrase, la contradiction, le persiflage et tous les procédés déconcertants en général. Et puisque l’insulte fleurit souvent sur le terreau d’une pensée paradoxale, laissons Johnson nous interroger avec une ultime ambiguïté : « Il se peut que moins nous nous querellons, plus nous nous haïssons. » ◼


(1) A. Schopenhauer, Aphorismes sur la sagesse dans la vie, éd. Félix Alcan, Paris, 1887.
(2) Id., L’Art de toujours avoir raison. Schopenhauer y dresse l’inventaire des expédients oratoires indispensables à ceux qui souhaitent sortir victorieux de n’importe quel débat, parfois au prix du bon sens ou de la vérité.
(3) Altercation au sortir du plateau de RTL, le mardi 9 septembre dernier.
(4) Émission « Esprits libres » sur France 2, le 2 novembre 2007.
(5) J. L. Borges, Histoire de l’éternité, éd. Christian Bourgeois, Paris, 1999.
(6) S. Johnson, L’Art de l’insulte et autres effronteries, trad. Béatrice Vierne, éd. Anatolia Libella, Paris, 2007.

• Arthur Schopenhauer, L’Art de l’insulte, textes réunis et présentés par Franco Volpi, éd. du Seuil, Paris, 2004. (188 p., ISBN: 2-02-056255-3)