Les ingénieurs de la modernité

Rédigé par Marc Bonnant - -

Approcher la pensée présocratique, c’est accepter de reconnaître une méprise. Les épistémologues, bien qu’ayant souligné l’avancée décisive des Présocratiques sur le chemin qui eut mené le génie antique du muthos au logos, n’ont pas toujours obvié à faire croire que ces obscurs barbons, inaptes à la Raison, devisaient du cosmos et d’autres choses de moindre conséquence, en attendant pieusement l’avènement du grand Socrate. Le lieu commun est contenu tout entier dans ce qualificatif étriqué qu’on leur prête à défaut de mieux, Présocratiques, lequel aura longtemps perpétué une double commodité : d’abord référentielle (en présumant un avant et un après, à l’instar de la datation christique), puis catégorielle (en subsumant au sein d’une même classe une large variété d’individualités). La première de ces commodités promeut Socrate au rang de dieu et Platon à celui de messie. La seconde aplanit les particularismes antésocratiques au bénéfice d’une lecture platonicienne de l’histoire de la philosophie. Quand la scolastique collationnera les textes antiques en jugeant de leur recevabilité religieuse, le platonisme, apologie de l’ascèse, sortira vainqueur de cet épurement, au détriment des courants antérieurs et de l’hédonisme. N’oublions pas que les théologiens chrétiens considéraient les philosophies présocratiques comme des hérésies.

Si nous parcourions l’Histoire à rebours, les penseurs antésocratiques nous apparaîtraient, singulièrement, comme les contempteurs de l’idéalisme de Platon. Cette opposition inepte conforte l’idée d’un schisme où Socrate, philosophe de la rupture, trône en prophète. Pour comprendre — et enfin admettre — que Socrate fut un héritier légitime de ses prédécesseurs, il est indispensable de mesurer l’importance des filiations scolastiques. Combien dut être dissonante, plurielle, contradictoire, la pensée présocratique dans une Grèce polythéiste et syncrétique ! À l’aube du savoir, la physique milésienne poursuivait un but dont elle ne mesurait pas encore l’enjeu : confronter les causalités théologiques aux forces de la Raison. Sortir du Mythe, tel fut le défi de Xénophane, chassé d’Athènes pour avoir récusé les discours d’Homère et d’Hésiode sur les dieux. De Milet à Abdère, les sciences de la nature naissent à mi-chemin entre l’empyrée céleste et la terre des mortels, par la voix oraculaire des thaumaturges. Au sein de la secte pythagoricienne, où l’on célèbre le culte du Nombre, la connaissance se transmet au moyen d’une parlure cryptique dont le symbolisme est l’apanage des seuls initiés. Héraclite, dit l’Obscur, soutient que le langage doit être employé d’une manière contrainte, dénaturée, pour se rapprocher au plus près de la nature des choses. Bien sûr, cet hermétisme n’est pas sans rapport avec la tradition poétique d’Ionie, mais il permet surtout de comprendre que la concurrence entre les écoles astreint les disciples au secret : la parole du maître, escarboucle de sapience, est un bien précieux, convoité, dont le ressort, s’il était rendu public, souffrirait de modicité. Aristote, lui-même, laissa une « œuvre ésotérique ». Probablement est-ce dans ce contexte de défiance que les arts du discours apparaissent.

Si l’on adjuge à Zénon la paternité de la dialectique, on accorde à Empédocle celle de la rhétorique. Les deux hommes furent auditeurs de Parménide à la même époque. La nécessité de convaincre par le discours annonce déjà les Sophistes, au contact desquels la philosophie ne pourra plus se contenter de révéler : elle devra démontrer, emporter la conviction d’autrui par le recours à l’éloquence et à la pertinence. Qui oserait prétendre que la maïeutique fut née, spontanée et prodigieuse, dans la bouche d’un Socrate génial s’il ne s’était pas abreuvé aux sources éléates de la discursive ? Dans son portrait de Démocrite, Michel Onfray insiste sur le fait que tout ce qui s’écarte de la parole platonicienne est ridiculisé, voire ignoré, par les doxographes. L’exemple de Démocrite est intéressant sous l’angle épistémologique. On dit de lui qu’il fut présocratique, alors qu’on le sait contemporain de Platon : il aurait même approché Socrate à Athènes, en auditeur discret. Constituant à lui seul le cinquième du corpus antésocratique, il est considéré comme le promoteur de l’atomisme, mais c’est l’intuition de son maître Leucippe qui enfanta de la notion d’atome. Un siècle plus tôt, Parménide, chef de file des Éléates, est le premier à défendre la théorie d’une terre sphérique. Toutefois, en prônant l’unicité invariante de l’Être, il refuse le néant [vide]. Anaxagore, quant à lui, désigne sous le nom d’homéoméries les particules uniformes de la matière, substance de toutes choses. Leucippe, contemporain d’Anaxagore et élève de Parménide, imagine l’Univers constitué de vide et d’une infinité de petits mondes parménidiens, insécables et inaltérables. En considérant que le vide, condition première du mouvement, permet la formation des corps par l’attraction des atomes entre eux, il réconcilie tout à la fois Anaxagore [particules], Héraclite [mouvement perpétuel] et Empédocle [attraction] ! Nous devinons l’avancée qu’eût accompli la science post-antique si son argument avait été dûment validé.

En épigraphe de son célèbre ouvrage, Jacques Monod attribuait à Démocrite la citation suivante : « Toutes choses dans la Nature sont le fruit du hasard et de la nécessité. » L’emprunt est assurément inexact, car le hasard n’est pas une notion grecque. Or, il apparaît chez Leucippe un apophtegme approchant : « Aucune chose ne devient sans cause, mais tout est l’objet d’une loi, et sous la contrainte de la nécessité. » Ceci sous-entend : le mouvement des atomes est nécessaire, et nécessairement éternel. La notion de « hasard nécessaire », volontiers citée par les commentateurs du matérialisme, eût été saugrenue chez les atomistes ; les potentialités, obsession aristotélicienne, n’ont pas encore de réalité au temps de Démocrite. Seule la nécessité des rencontres d’atomes est fondamentale, et non leur comportement stochastique, d’où la méprise des doxographes et le contresens de la citation apocryphe empruntée par Monod. À l’exception des Milésiens, tous les Présocratiques s’accordent à croire en l’existence d’une loi permanente régissant l’ordonnancement du monde. Que voir dans ce monisme sinon les prémisses du monothéisme, et peut-être de l’athéisme, dans l’histoire duquel Démocrite aura son rôle ? Décimant les dieux homériques et écartant le Noûs d’Anaxagore, le matérialisme atomiste installe la Nécessité en principe global.

Les grandes filiations de l’ère antésocratique, faites d’appropriations ou de réfutations, marquent la continuité infrangible du savoir et l’évolution naturelle de la connaissance. La société des savants hellènes n’a jamais été aussi exaltée, aussi féconde en concepts — oserais-je dire : aussi libre — que durant ces siècles où, nerveuse, elle semble déjà pressentir l’éternité d’obscurantisme qui succédera au monde antique. ◼


Suggestions de lecture :
• M. Onfray, Génie de l’hédonisme I – L’archipel pré-chrétien, cours à l’Université populaire de Caen (2002/2003).
• Philosophie présocratique : une vision des origines des concepts de la biologie, article d’Antoine Danchin, Professeur et directeur de recherche au CNRS.
• Y. & O. Battistini, Les Présocratiques, Éditions Nathan, Paris, 1990.
• F. Nietzsche, La Philosophie à l’époque tragique des Grecs, collection Folio-Essais, Éditions Gallimard, Paris, 1975.