Lettre à Josué [1]

Rédigé par Marc Bonnant - -

« Que n’ai-je vu en cette vie, dans la posture silencieuse de celui qui se tapit pour mieux voir, — à quoi n’ai-je assisté dont le sens m’ait rappelé à la vanité de mes actes puisque, de toute évidence, les autres s’ingénient à mieux faire… Que n’ai-je aperçu au détour d’une sente ou derrière un taillis qui m’ait réconcilié avec les mœurs présumées insipides de nos concitadins, d’ordinaire si soucieux de soigner leurs apparences… Mais de vous à moi : est-ce ma faute si, à chaque fois que la bête s’ébroue, le hasard me place au meilleur endroit pour la surprendre ? Est-ce mon destin si je dois être témoin malgré moi de ces choses inexprimables que la raison nous dicterait d’ignorer ?

Notre vieille amitié ne souffrira pas d’honorer la mémoire de celles et ceux sans lesquels nous n’aurions vu, benoîtement, qu’un ramas d’honnêtes gens nourris à la source même de l’exemplarité, là où, en fait, d’authentiques animaux n’attendaient qu’une chose : être dérangés dans leurs agissements secrets. Je me réjouis de leur rendre grâce avec votre fortuite complicité, ô vous mon confident éternel, grand apologète du Néant, et je m’empresse de vous associer à ce vœu de bénédiction que je formule en nos noms pour que, demain, ces pauvres ombres pliant sous le joug de la convenance soient enfin réhabilitées dans leur pleine et morbide singularité !

Votre jeune banquière, au-dessus de tout soupçon ? Elle a ses habitudes dans une petite grange délabrée, au fond des champs de Vitriciola où l’attendent, tous les jeudis soir, deux messieurs de nos âges très à cheval sur la discipline. — Le professeur d’anglais de votre fille ? Il enseigne la leçon de choses aux jeunes garçons qu’il promène sur son voilier jusqu’aux mouillages les plus confidentiels de la Parata. — Quant à monsieur et madame S. dont vous louiez la distinction très-affectée, sachez qu’ils ne réprouvent pas les divertissements de groupe en plein air ; s'il vous agrée de vérifier, je vous invite à les rejoindre avec votre épouse juste en dessous de la Scaffuccia, là où le fleuve fait une sorte de coude.

Vous jureriez que je fabule pour vous distraire, mais il me semble ne vous avoir jamais menti. Ne vous blâmez pas : j’ai moi-même longtemps péché par ingénuité. Lorsque vous descendrez à la Scaffuccia, je vous prie d'observer les eaux du fleuve. Scrutez-les attentivement. Jusqu’alors, votre œil héraclitéen les avait vues de mille façons, toujours changeantes, sans cesse en désordre… Vous observerez mieux désormais : chaque ondulation, formant déjà celle qui s’annonce, ne fait que prolonger celle qui précède. Les eaux se meuvent et se perdent à leur gré, mais le fleuve demeure immuable dans son ipséité de fleuve. Il en va ainsi de l’humain dans son humanité. Ni bon ni mauvais, juste perdu. » ◼


(A. P., « Lettre à Josué, dit l’Hégésiaque », in Mémoires épistolaires, 1972)