Dernière lettre à Aurélia

Rédigé par Marc Bonnant - -

« Si, à chaque fois que s’exerce la magie du chagrin, vous me gratifiez des sentiments les plus universels et qu’ensuite, prenant conscience du trouble que vous avez semé, vous ressentiez le besoin de les justifier par la honte, vous comprenez qu’aussitôt que je m’adresserai à vous, je me demanderai à quelle Aurélia je parle, à laquelle des figures de l’amie plurielle mes mots seront destinés. Car en toute bienveillance, je pourrais faire varier mon discours autant de fois que nécessaire pour ne pas heurter en vous tantôt l’amie, tantôt la confidente, tantôt la muse, tantôt l’âme sœur, sans ne jamais montrer mon vrai visage, sans ne jamais exprimer mes émotions (à supposer que j’en éprouve), et ce dans le seul but de sauvegarder, pour peu qu’elle puisse l’être, la relation singulière que nous entretenons à défaut de nous connaître vraiment.

Il m’est survenu par le passé un fait semblable dans les mêmes circonstances : j’avais cru trouver dans le prolongement d’une conversation les prémices d’un accord parfait, projetant l’image de l’aimée vers un idéal conçu d’harmonie et de plénitude… Las ! lorsque je fus extrait bien malgré moi de ce rêve éveillé, je dus admettre, la mort dans l’âme, que j’avais péché par solipsisme, et que dans cette liaison impossible — parce que sublimée — je n’avais guère vu que moi-même étreignant une ombre, comme on étreint la nuit toute entière. J’en fus durablement meurtri. Comme vous. Celui que son amour rend esclave se trouve aussitôt dépourvu de tout lorsqu’on l’en prive sans précaution. C’est le sentiment d’injustice qui s’impose à lui, avant même celui de la hantise du vide. Alors, animé par la force du désespoir, il entreprend de combler l’absence de l’Autre, mais sa quête n’est qu’une suite de maladresses où se mêlent obstination et aveuglement.

Suis-je, à vos yeux, cette sorte de galant à qui l’on dit un jour qu’on l’aime parce que sa compagnie nous sied ou qu’elle vient opportunément compenser un manque, mais que l’on écarte bien vite, une fois dissipés les sortilèges de la bonne amitié ? Suis-je celui à qui l’on dira qu’il a cessé d’être si important, alors qu’hier encore on le donnait pour indispensable ? Je ne comprends plus rien aux choses du cœur ; je m’en suis, comme disent les apothicaires, mithridatisé pour toujours. Mais plus que tout, parce que nous sommes ainsi faits, ne suis-je peut-être que cet inconnu austère et taiseux que vous auriez tellement détesté si vous l’aviez croisé dans la rue, sous prétexte qu’il marche le front bas et que son regard obscur ne perçoit rien ni personne sinon le lent déclin du monde. » ◼


(A. P., « Dernière lettre à Aurélia », in Mémoires épistolaires, 1972)