Transversalité du paradoxe

Rédigé par Marc Bonnant - -

Comme souvent en contexte de partie truquée, les embûches apparaissent dès l’entame. Peut-on dire, sans se méprendre absolument, que le paradoxe n’est qu’une double contradiction, c’est-à-dire une contradiction dont la contraposée est aussi contradictoire ? Le mot que le chinois possède pour dire à la fois « contradiction » et « paradoxe » est conforme à ce raccourci et renvoie à un contentieux aussi vieux que la pensée elle-même, celui qui oppose l’absurde à la raison ; en effet, máo dùn signifie littéralement javelot-bouclier, où l’union des antagonistes, empruntés à la parole millénaire de Han Fei, reflète admirablement la consubstantialité des contraires dans l’opposition problématique entre la pointe qui perce tout écu et l’écu qui protège de toute pointe, comme s’il fallait montrer, en guise de précaution liminaire, que nous sommes en présence d’une arme à double aspect, ici offensive, là défensive, dont l’usage concomitant se traduit aussitôt par une neutralisation réciproque.

La notion même de paradoxe est en soi contradictoire, sans doute parce qu’on le veut à la fois ludique et embarrassant, tel un casse-tête ou une énigme, et le fait de l’avoir qualifié de « jeu de l’esprit » lui a longtemps valu de figurer parmi les choses légères, les facéties du langage ou les plaisanteries mondaines — jusqu’au jour où l’on a admis l’importance capitale du rapport qu’entretenaient certains paradoxes avec des problèmes mathématiques de premier plan dont le traitement imposait une réfutation préalable. Voilà pourquoi le logicien avisé, aux yeux de qui toute contradiction recouvre une absurdité, ne sous-estime jamais la portée d’aucun paradoxe logique, en particulier depuis que Russell et son antinomie sur les classes avaient menacé l’intégrité même du concept de nombre et, conséquemment, celle de l’arithmétique, sur laquelle reposent les mathématiques tout entières…

L’expérience théorique du chat de Schrödinger, qui tendait à prouver qu’une chose pouvait connaître deux états superposés au même instant, foulait aux pieds l’irréfragable « principe de non-contradiction » selon lequel rien ne peut faire l’objet de deux déterminations contraires simultanément. Ici, par bonheur, la distinction kantienne entre noumène et phénomène nous a épargné une impasse ; mais ça n’est qu’un sursis. Les mathématiques et la physique ne sont pas les seules disciplines placées sous la menace d’un écroulement de leurs fondamentaux. La preuve apagogique, si utile en méthodologie scientifique, a montré ses limites face à des contradictions que la logique formelle était bien en peine de résoudre par ses seuls moyens.

Gracián disait des paradoxes qu’ils sont des « monstres de la vérité ». L’étymologie nous avertissait déjà d’un risque : « hors du dogme », le paradoxe s’inscrit dans la marginalité, dans le conflit. Il est versatile, protéiforme, s’adapte à tous les contenus et survit aux torsions les plus sévères. Sa résistance au rationalisme est parfois surprenante. Les apories de Zénon ayant trait à la granularité du temps en fournissent un précédent fameux ; il faudra attendre le XXe siècle pour entrevoir les prémisses de leur résolution. Par transversalité, le paradoxe couvre tous les domaines où la logique est susceptible d’être contrariée, des sciences exactes aux sciences humaines, en passant par l’économie, la sociologie ou la psychologie. En art, les audaces du surréalisme, les visions de Magritte, de Dalí, les « figures indécidables » de Penrose ou d’Escher démontrent qu’une aberration de l’esprit peut tout à la fois stimuler l’inspiration créatrice et engendrer d’authentiques désordres de la perception. Ces bizarreries, si proches du langage de la maladie mentale, trouvent leur prolongement naturel dans la littérature de l'imaginaire où les exemples sont légion : infinis borgésiens, disjonctions temporelles chez Dick, créatures impossibles de Lovecraft, etc.

Il existe, depuis nos moralistes classiques, une « tradition » de l’exposé contradictoire qui revendique une préférence pour la forme brève et l’écriture discontinue. Si le style fragmentaire s’accorde à la pensée paradoxale, c’est parce que le propre du fragment est de frapper les esprits en une seule expression, et justement le paradoxe permet cela de facto en soulevant des questions de fond avec une grande économie de mots. Sur un plan discursif, l’effet de surprise suscité par une idée contradictoire provoque chez l’auditeur un sentiment immédiat d’inconfort qui le contraint à réagir et à s’interroger. Les procédés rhétoriques liés à cette démarche sont tous rattachés à la notion de provocation ou à celle de mauvaise foi. De fait, l’art oratoire raffole des paradoxismes et des antilogies, fleurons de l’arsenal argumentatif ; de tout temps, l’éloquence politique et judiciaire s’y est beaucoup exercée. À vocation plus esthétique, l’usage de l’oxymore ou de la synesthésie, figures rigoureusement paradoxales, semble devoir se restreindre au registre de la poésie ; beaucoup d’ingéniosité langagière résulte de cette « union des inconciliables », illustrée par une vaste galerie d’images déroutantes conçues pour troubler et surprendre. Toutes ces formes stylistiques, pour la plupart aussi déconcertantes par leur emploi que par leur singularité fonctionnelle, constituent dans leur ensemble les instruments et le paradigme de la pensée paradoxale, en littérature comme en philosophie.

Coercitif et aporétique (en imposant toujours une double assertion inacceptable), subversif et non-conformiste (en marge de l’opinion commune), comminatoire (en menaçant d’effondrement tout système de valeurs), anatreptique et éristique (dans le démenti perpétuel du vrai), perturbant (en instillant le malaise et le désordre), éthique (en révélant des morales profondes), esthétique (dans l’art ou la poésie), heuristique (nécessaire à la recherche fondamentale)… Voici, sans exhaustivité, quelques-unes des propriétés que nous pouvons annexer à notre thème. Cioran eût ajouté : « forme souriante de l’irrationnel », conformément aux arguments qu’il défend dans Le Crépuscule des pensées — indulgence aussitôt corrigée par une sentence quelques lignes plus loin : « Le paradoxe n’est pas une solution, il ne résout rien. Il ne peut que servir d’ornement à l’irréparable. » Pourtant, la vérité ne se contente jamais d’elle-même, car le vrai ne saurait être validé tant qu’il n’est pas confronté aux exigences de la réfutation ou à l’épreuve des paradoxes. Sans quoi, ex falso quodlibet. ◼


(Une synthèse de cet article a paru dans le cadre d'un appel à contribution pour la revue ALKEMIE ♦ « Le Paradoxe », Alkemie n° 15, Classiques Garnier, Paris, 2015)