Quel avenir pour l'auto-édition ?

Rédigé par Marc Bonnant - -

Comme nombre d’auteurs consciencieux, je réserve un tiroir de mon bureau à l’usage des textes dont le devenir me semble incertain. C’est leur purgatoire, en quelque sorte, mais aussi leur bassin de décantation. À vrai dire, la perspective même de devoir les reprendre m’exténue par avance, si bien que, la plupart du temps, je fais mine de les ignorer. Pourtant, au lendemain d’un événement récent (rien qui vaille d’être relaté ici), l’envie m’a pris de leur donner une seconde chance et de les toiletter. Deux semaines m’ont suffi à abattre la besogne tant redoutée. Le résultat de cette lente exhumation est un recueil de nouvelles que j’ai l’immense honneur de vous présenter ici, non pas tant pour ses qualités incontestables (!) que pour le mode de publication retenu.

Mais avant d’en venir au fait, je souhaiterais rétablir une vérité. Quand on m’interroge sur mon ascendance littéraire, il me suffit d’évoquer Cioran, Huysmans, Mandiargues ou Montherlant pour qu’aussitôt chacun perçoive l’origine de mon goût du vocable précieux et de la formule surannée. Ce mensonge véniel, qui donne à croire que l’enfant Bonnant aurait appris son français en compagnie de Des Esseintes ou de Pierre Costals, me procure tellement d’amusement que je n’éprouve aucun scrupule à le commettre. Pour crédible qu’il soit, il n’en est pas moins une plaisanterie. Aussi, dois-je l’avouer séance tenante : mes premiers pas de lecteur se firent aux tourniquets des kiosques, sous l’emprise des couvertures hypnotiques perpétrées par les graphistes du Fleuve Noir… Andrevon, Dorémieux, Brussolo, Pelot, Ecken, Houssin, les voilà mes précepteurs, mes pères légitimes ! Devant vous, solennellement, je leur rends grâce et j’ose affirmer sans vergogne qu’ils survolent de très haut certains grimauds en vogue que la critique s'évertue à encenser servilement.

Mon amour de la lecture s’est donc forgé au contact de cette littérature à cinq sous, la seule capable s’assouvir mon appétit d’évasion. J’ai le souvenir d’avoir arpenté à vélo des kilomètres de côte, la poche remplie de petite monnaie, jusqu’au point presse que je savais le premier desservi. Celui-ci se trouvait, bien sûr, à l’autre bout de la ville… Même la faim ne m’aurait pas fait consentir un pareil effort ! J’y trouvais invariablement ces opuscules de deux cent cinquante mille signes, pendus au même présentoir à roulettes ; les nouveautés étaient souvent livrées par paire et mises en évidence à portée d’yeux d’adulte. Comme petit je n’étais pas grand (déjà), c’est sur la pointe des pieds que je défiais mon équilibre pour mériter la précieuse récompense, au risque de faire basculer le tourniquet tout entier. L’excitation qui préludait à la découverte me coûtait à chaque fois de puissantes émotions. Voilà de quelle sorte d’enchantements fut constellée mon enfance solitaire.

La littérature fantastique a occupé une place cardinale dans cet amour d’apprenti lecteur. Est-il besoin de préciser qu’elle l’occupe encore… Le fantastique offre une manière originale de régler le contentieux qui nous oppose à la réalité. Combien d’âmes anxieuses ai-je vues se choisir pour but d’atteindre à leur maturité ? Elles périssaient aussitôt qu’elles pensaient y toucher ! Il n’est rien de plus aride qu’une âme se croyant mature. À l’inverse, rien n’est plus vivace et fertile qu’un esprit auquel tout donne prétexte à l’émerveillement. Mais le fantastique se connaît des adversaires redoutables. La peste soit de cette tambouille post-existentialiste qui foule aux pieds les vertus de l’Imaginaire ! Honte à cette galimafrée simili-intello, héritière du « nouveau roman » et fossoyeuse du surréalisme ! Où sont passés le Merveilleux et l’Étrange, l’Absurde, l’Aberrant, le Grotesque et l’Horrible, sinon dans l’ombre poussiéreuse des bouquineries ? Les exigences du marché ont-elles conduit les éditeurs à écarter de leur catalogue ces genres que l’on cache comme les séquelles d’une variole mal soignée ?

Si les littératures de l’imaginaire ne font plus recette, à l’exception peut-être de la fantasy, ce n’est pas seulement parce que les professionnels du livre ne savent plus les promouvoir ; c’est aussi et surtout parce que les prescripteurs de comportement ont favorisé le retour à un réalisme de pacotille dont le succès auprès des masses a eu pour effet de neutraliser les acquis du post-modernisme. La catastrophe est sans commune mesure dans le paysage littéraire contemporain, étant admis que ce réalisme ne porte en lui aucune forme de progrès — bien au contraire. De fait, la raréfaction d’un public averti a bouleversé jusqu’aux libertés accordées aux auteurs, qui se voient désormais imposer des critères d’accessibilité aux dépens de toute innovation. Nous ne devons la survie du fantastique en librairie qu’à la popularité de certains thèmes exploités par le cinéma. Les vampires ont le vent en poupe, ainsi que les serial-killers psychotiques. Un roman d’horreur ne trouvera grâce auprès d’un éditeur qu’à la condition d’embrasser un de ces deux sujets, au choix. Autant dire qu’une histoire de serial-killer psychotique vampire promettra toujours de belles ventes.

Bref, que vient faire La résidence des âmes dans ce contexte empoisonné ? Rien. Ce recueil n’intéressera, au mieux, que les amateurs d’un fantastique traditionnel, défendu jadis par Kafka, Ray ou Borges. Mais s’il a l’heur d’exister dans la forme que je lui ai choisie, si l’exigence d’une révision a finalement eu raison de ma paresse, c’est que la solution d’une auto-publication offrait des avantages auxquels il eût été idiot de renoncer. Quarante-huit heures pour obtenir un ISBN auprès de l’AFNIC, deux fois moins pour que le fichier soit agréé et publié sur Amazon.fr, une poignée de jours avant d’enregistrer les premières ventes… Quel éditeur peut-il concurrencer un tel procédé ? Il serait hâtif d’affirmer que l’e-book auto-édité mette un jour en péril l’édition, la distribution, l’imprimerie et, à terme, l'industrie du livre dans son ensemble ; mais il est certain que cette nouvelle situation contraindra les éditeurs à rivaliser d’ingéniosité pour ne pas avoir à se confronter un jour à des concurrents aussi pugnaces qu’inattendus : les auteurs eux-mêmes. ◼


M. Bonnant, La résidence des âmes, nouvelles, auto-édition numérique, mars 2012.
ISBN : 978-2-95415-280-6