Propos sur l’être

Rédigé par Marc Bonnant - -

À chaque fois que la connaissance s’empare du problème de l’être, surgit, lancinante et impérieuse, la question leibnizienne, à laquelle nul savoir rationnel ne pourra jamais répondre et qui pourtant demeure le socle de cette discipline fondamentale qu’Aristote nommait « philosophie première ». Or l’étude des causes premières, des principes causa sui, ne saurait exclure celle des fins dernières, de la destinée. On mesure aussitôt l’étendue du champ de la réflexion métaphysique et la distance qui sépare le cogito des horizons vers lesquels il tend.

Comme l’indique Heidegger, le penseur « est pris dans la question » ; il est piégé au cœur même de son raisonnement à la manière d’un paradoxe russellien, et son intelligence discursive ne suffit plus à sa démarche. S’il souhaite distinguer entre les variétés de l’être, d’autres facultés lui sont nécessaires (l’intuition pour Bergson ; le sentiment pour Wahl). La science, qui admet la dissemblance entre les étants, est inapte à reconnaître la pluralité de l’être ; or on sait que celui-ci n’est pas de même nature selon qu’on l’observe sous l’angle biologique, mystique, fictionnel, linguistique, etc. L’intuition du philosophe, en dépassant la nécessité d’une « raison suffisante », doit-elle se faire purement réflexive, comme le suggère Descartes, ou apodictique (Spinoza), ou encore empirique (Berkeley, Husserl) ?

La science des pourquoi, en tant qu’elle se situe hors de l’expérience, échappe à la démonstration et devient, de fait, illusoire. Pour autant, cette illusion ne peut être ignorée car elle précède la connaissance, elle exprime une préoccupation universelle liée aux origines, au sens de l’existence, à sa finalité. Par les sortilèges de l’interprétation, la religion postule l’idée de Dieu sans même en percevoir l’essence, tout comme l’arithmétique pose l’idée de l’Infini ; ainsi faisant, les deux procèdent pareillement car elles répondent à un besoin. Elles apaisent nos âmes inquiètes. À l’inverse des religions (qui prônent la Foi) et des sciences formelles (qui défendent la Loi), la métaphysique n’a d’autre dessein que de rationaliser la croyance, de la transmuer en savoir, de rejeter tout à la fois la superstition et le dogme. Il s’agit donc bien d’une illusion de la raison, mais d’une illusion nécessaire.

L’être, affirme-t-on, ne se prouve pas, il s’éprouve. Dire d’une chose qu’elle existe est tautologique ; dire qu’elle n’existe pas, c’est déclarer son impossibilité ; dire ce qu’elle est, autrement dit définir son essence, offre à comprendre ce pour quoi elle existe. Voilà l’objet premier de la science de l’être. Toutefois, l’existence n’est pas prédicable : il ne suffit pas de dire qu’une chose est possible pour en déduire qu’elle existe. Ainsi peut-on démontrer, comme le fait Descartes, la nécessité logique de Dieu sans pour autant prouver son existence. Toute ontologie doit admettre que l’espace qui sépare l’essence de l’être est semblable à celui qui distance le possible du réel. Elle doit aussi accepter pour évidente que la vie n’a aucune valeur objective sans la mort, ainsi que l’être ne vaut que s’il est confronté à la possibilité du néant ; le « quelque chose » de la question leibnizienne importerait-il moins que le « rien » ?

Face au paradoxe du non-être, la raison s’affole, démunie, à l’image des héros tourmentés de Dostoïevski pour lesquels les réponses au sens de la vie sont toujours péremptoires et paroxystiques. D’une certaine manière, la littérature n’offre-t-elle pas une forme de métaphysique subjective, avec son aptitude à niveler les êtres, à les projeter dans l’universel ? Que dire des enchâssements de réalités chez Borges, de ses démiurgies en abyme où les personnages se rêvent les uns les autres ? L’être est ubiquiste, pluriel, protéiforme, hiérarchisé, souvent précaire, parfois fictif… Il n’est guère de sujet plus fécond, plus exigeant, plus mystérieux aussi, par sa transversalité absolue et l’engagement dialectique qu’il requiert. ◼


(Cet article a paru dans le cadre d'un appel à contribution pour la revue ALKEMIE ♦ « L'Être », Alkemie n° 9, L'Orecchio di Van Gogh, Falconara Marittima (Italie), juin 2012)