Dernière escale avant le Vide

Rédigé par Marc Bonnant - -

Une certaine presse n’avait pas attendu que la dépouille de Cioran refroidisse pour se souvenir du sympathisant de la Garde de Fer, du jeune extrémiste de la Transfiguration, (1) comme s’il convenait mieux de conspuer un mort encore chaud plutôt qu’un moribond… La même presse n’avait-elle pas acclamé la parution de chacun de ses livres, saluant le style hors pair, l’esprit élevé ? Notre « gai pessimiste » valait bien ce dernier paradoxe, pour l’honneur — ou le déshonneur.

Le voici dans la « Pléiade », (2) géant parmi les géants. De tous les prix prestigieux qu’on lui décerna, il n’en accepta qu’un… sur motif pécuniaire  ; les autres n’attisèrent ni sa convoitise ni sa vanité. Car Cioran, qui pertinemment répugnait à la vanité, n’avait que faire des distinctions. La renommée, pour tardive qu’elle fût, lui permit de subsister grâce à l’écriture. Il n’en souhaitait pas davantage.

Bien que cohérente et sincère, son œuvre n’a jamais prétendu obéir à des objectifs globaux. Ainsi, il n’existe pas, à proprement parler, de philosophie chez Cioran (au sens de système), mais plutôt une démarche discursive fondée sur la nécessité presque viscérale d’exprimer une pensée fiévreuse, inclinée vers le pire, parfois âprement sarcastique mais jamais départie d’humour. Cet humour noir, que les rabat-joie jugeront morbide, génère un climat de connivence avec le lecteur averti ; il institue la dialectique du rire dans un genre où les moralistes classiques s’étaient déjà distingués.

C’est, comme eux, par la forme brève que Cioran s’illustre le mieux, même s’il n’évite pas toujours les pièges que celle-ci lui tend : l’écriture fragmentaire, du fait de son immédiateté, multiple les disjonctions et se désagrège à mesure qu’elle se crée, car le discontinu préfère le kairos au chronos, le temps de la Circonstance à celui de l’Histoire. Il faut apprécier chaque aphorisme cioranien comme une sentence qui, aussitôt prononcée, périrait d’elle-même, se dérobant à toute contradiction.

Les exégètes d’une œuvre aussi dense perdraient leur temps à vouloir confronter le texte au texte ; seule l’analyse stylistique permet d’entrevoir l’essentiel. À tout le moins, révèle-t-elle le supplice enduré par ce Valaque déraciné qu’un voyage sans retour devait mener au déni de sa propre langue. Le résultat de la conversion dépasse toute mesure : Cioran possède le français en esthète ? mieux : en orfèvre. La clarté de son expression, héritée des pages les plus quintessenciées de nos XVIIe et XVIIIe siècles, ne laisse pas de surprendre.

On a pu lui reprocher de s’être contenté de « poser » dans le désespoir, de ne pas avoir assez fondé sa pensée ; les ingénus en quête d’un « théoricien du doute » n’ont vu, à leur grand dam, qu’un prestidigitateur. C’est que Cioran n’est fondamentalement ni philosophe, ni poète, ni même moraliste, mais bien tout cela à la fois, prosélyte malgré lui d’un scepticisme si ingénieux, si versatile, qu’il tient l’exact milieu entre la littérature et la philosophie. Le choix du style semble donc délibéré chez ce perfectionniste pour qui l’Art procurait un ultime recours contre l’absurdité du monde.

Son exaspération, ses vitupérations hargneuses et son désenchantement donnent à croire qu’il fut aussi belliqueux et irascible que Schopenhauer en son temps. Rien de plus faux : les proches de Cioran l’ont dit affable, enjoué, d’une compagnie exquise et drôle. Cet insomniaque, qui n’avait de cesse de vanter les mérites du suicide dans ses livres, exhalait en privé une authentique bonne humeur.

Œuvre paradoxale, auteur paradoxal… Il demeure certain que Cioran ait vécu d’expédients depuis son arrivée en France ; tel fut, pour l’heimatlos renégat, le prix de la liberté. Celui du renoncement, aussi. Renoncement au pays de l’enfance, à la langue natale, aux amis lointains. La parole de Cioran est avant tout celle d’un exilé, le témoignage d’une déchirure. Si l’œuvre est fragmentaire, conçue de ricanements et de cris, c’est que l’homme lui-même fut parcellaire et pluriel, dépourvu d’unité, condamné à ce que Blanchot nommait « l’écriture du désastre », pour seule expression d’une dissidence silencieuse où négation et nihilisme ne se valent pas. À l’attention de ceux que l’édition « Pléiade » rebuterait, signalons que Gallimard a fait paraître l’intégrale de Cioran dans sa collection « Quarto », (4) ainsi que ses Cahiers. (5) Reste une question : quelle place réserver à cette prose crépusculaire dans la littérature actuelle, dominée par l’exaltation du bien-penser et l’éloge du bien-être ? ◼


(1) Cioran, Transfiguration de la Roumanie (1936), Éd. de L’Herne, Paris, 2009, 343 p.
(2) Id., Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, Éd. Gallimard, Paris, 2011, 1728 p.
(3) Prix Rivarol (1949).
(4) Cioran, Œuvres, coll. Quarto, Éd. Gallimard, Paris, 1995, 1818 p.
(5) Id., Cahiers (1957-1972), Éd. Gallimard, Paris, 1997, 998 p.