Pierre parmi les pierres

Rédigé par Marc Bonnant - -

Ce sont les Nouvelles Éditions Oswald (NEO) qui m’ont révélé Jean Ray alors que je n’en connaissais rien, sinon que sa postérité légitime l’érigeait en « digne successeur de Lovecraft en Europe » ou en « Edgar Poe belge ». Son recueil Le Carrousel des Maléfices (1) m’avait déjà étourdi par sa concision scrupuleuse, son vocabulaire choisi et aussi ce scientisme qui annonçait déjà l’émergence d’un fantastique « érudit ». Mais sans le savoir j’avais abordé le continent Ray par ses rives les moins attrayantes, car ce que j’allais découvrir, à la suite de cette frugale mise en bouche, n’avait de comparable qu’une immersion pétrifiante sous les glaces d’une banquise…

Lorsqu’il me fallut choisir un titre à présenter pour le rendez-vous littéraire de Musanostra, le 28 janvier dernier à Siscu, deux ouvrages issus de la « littérature de l’imaginaire » m’avaient semblé convenir : Les Envoûtés de Gombrowicz (2) et Malpertuis de Ray. (3) Des deux, je retins celui où le fantastique s’exprime le plus sincèrement. En effet, si de vagues ombres hofmanniennes étreignent par endroits le roman de Gombrowicz, un irrationnel terrifiant et fécond explose à chacune des pages de Malpertuis. Cette histoire de monstres, qui revisite à sa manière l’inépuisable thème de la maison hantée, s’impose par une singularité que seul un examen du portrait de son auteur permet de comprendre.

Jean Ray doit attendre la guerre et la fermeture des frontières pour trouver la faveur du public belge : dès 1942, ses livres rencontrent un certain succès. Malpertuis appartient à cette période. La Libération fera décroître cet intérêt soudain, mais la gloire se présente enfin en 1952 quand Robert Laffont décide de le rééditer. Ce Flamand francophone, qui n’avait d’estime que pour sa production française, (4) est alors considéré comme le porte-parole de la littérature fantastique belge. On lui doit une œuvre abondante exclusivement dévolue aux genres de l’imaginaire et constituée, pour l’essentiel, de contes et de nouvelles. Sa vie demeure méconnue, voire mystérieuse. La légende l’a dit marin, contrebandier, confondu pour abus de confiance et écroué pour cela ; on l’a dit coutumier des lieux où la malice et le crime s’exercent… En vérité, l’auteur des Contes du Whisky (5) était sédentaire et sobre. (6) Il s’est éteint paisiblement en 1964 dans sa ville natale de Gand, à l’âge de soixante-dix-sept ans.

Malpertuis (7) est à l’image de son auteur : roman ombreux et cryptique, complexe quant à la forme et au fond. C’est une compilation polyphonique de récits enchâssés, de témoignages multiples offrant au lecteur différents points de vue sur des faits analogues. La bizarrerie langagière qui s’en exhale n’est pas étrangère au « baroquisme » de Jean Ray, qui n’a de cesse de puiser à la source du lexique le plus précieux. Le soin apporté à la description de la demeure maudite en rend l’aspect : « Elle est là, avec ses énormes loges en balcon, ses perrons flanqués de massives rampes de pierre, ses tourelles crucifères, ses fenêtres géminées à croisillons, ses sculptures grimaçantes de guivres et de tarasques, ses portes cloutées. Elle sue la morgue des grands qui l’habitent et la terreur de ceux qui la frôlent. » (8)

L’argument mythologique sur lequel repose le roman est le suivant : les hommes conçoivent leurs dieux, et ceux-ci meurent quand on cesse de croire en eux. Deux cosmogonies, grecque et chrétienne, s’y coudoient ; le passage du polythéisme au monothéisme renvoie à l’intériorisation de la faute, au ressenti individuel du péché. Les occupants de Malpertuis, perdus entre ombre et clarté, entre déréliction et expiation, luttent en permanence contre leur propre nature, et ce combat intérieur provoque inexorablement des turbulences, des disjonctions au sein du récit : bientôt, le lecteur est confronté aux analepses et à la pluralité des voix. L’espace et le temps se troublent, les repères s’estompent. Nous découvrons que l’oncle Cassave, le maître des lieux, n’est pas seulement riche et puissant : c’est aussi un redoutable thaumaturge, dont l’âge même est incertain. L’anormalité, ubiquitaire à Malpertuis, motive une étonnante intuition scientifique : le « pli dans l’espace » évoqué par l’abbé Doucedame (9) n’est pas sans rappeler les catastrophes de René Thom… (10)

Partisan d’un fantastique à « suggestion progressive », (11) Jean Ray jette ses indices parcimonieusement, grâce à l’onomastique par exemple. La monstruosité ou la prépotence de certains personnages est parfois signalée très tôt dans le récit. Sur son lit de mort, le vieux Cassave exhorte Euryale à ouvrir les yeux pour le libérer, et aussitôt ne s’exclame-t-il pas : « Mon cœur dans Malpertuis… pierre parmi les pierres… » (12) Mettre l’intelligence du lecteur à contribution : tel est le dessein de Ray. Toujours entretenir le doute quant au sens à donner aux faits. Dans le meilleur des cas, seule une lecture active conduit à la bonne interprétation des événements, mais « qu’importe de comprendre » fera dire l’auteur à une de ses créatures, précipitant l’intrigue dans un clair-obscur où la vérité compte moins que le symbole.

Dans son œuvre, Jean Ray exprime souvent le « danger de dire », le péril mortel qui menace les locuteurs. Peut-être son passé judiciaire explique-t-il ce contentieux entre loi et parole. Du témoignage au blasphème, l’écart est ténu car réécrire la Parole divine constitue une grave infraction. Dans Malpertuis, tous ceux qui y contreviennent connaissent le châtiment ; un seul, sans lequel l’histoire même de Malpertuis nous serait inconnue, y survit. Son statut presque démiurgique le rapproche de celui de l’auteur : « une sorte de nyctalope », (13) un être clairvoyant, d’abord simple narrateur parmi les narrateurs, puis acteur à part entière. En dérobant le marbre du dieu Terme, figure sacrale de la probité, le voleur nyctalope s’empare de la mort réifiée, supplantant Cassave lui-même dans sa quête d’immortalité.

Malpertuis est une œuvre importante, tant novatrice que fondatrice dans le paysage fantastique « moderne ». Affranchi des entraves du réalisme et du vraisemblable, Jean Ray s’en est servi pour transmettre, en l’espace d’un récit déroutant mais superbe, sa perception de la loi, du péché, du remords face à la faute et surtout du rôle de la création littéraire dans un système de valeurs où les équilibres et les forces ne souffrent aucune règle conventionnelle. ◼


(1) J. Ray, Le Carrousel des Maléfices, Nouvelles Éditions Oswald, Paris, 1985.
(2) W. Gombrowitz, Les Envoûtés, trad. du polonais par Albert Mailles et Hélène Wlodarczyk, préface de Paul Kalinine, Paris, Stock/Est, 1977.
(3) J. Ray, Malpertuis, collect. Espace Nord, Éd. Labor, Loverval, 2006.
(4) Ray signait ses livres néerlandais du pseudonyme de John Flanders.
(5) J. Ray, Les Contes du whisky, coll. Bibliothèque Marabout - Géant n° G237, Éd. Marabout-Gérard, 1965.
(6) Cf. U. Thiry, « Jean Ray vu par son médecin », in Médecine de France, n° 164, Paris, 1965, pp. 36-40.
(7) Que l’on pourrait traduire par « sale tanière ».
(8) J. Ray, Malpertuis, collect. Espace Nord, Éd. Labor, Loverval, 2006, p. 61.
(9) Ibid., p. 95.
(10) R. Thom, Paraboles et catastrophes, Éd. Champs Flammarion n°186, 1983.
(11) Cf. R. Trousson, « Jean Ray et le discours fantastique », in Études de littérature française de Belgique, Bruxelles, J. Antoine, 1978.
(12) J. Ray, Malpertuis, collect. Espace Nord, Éd. Labor, Loverval, 2006, p. 54.
(13) Ibid., p. 255.

Liens connexes
• Site Internet des Amis de Jean Ray
• Malpertuis a fait l’objet d’une adaptation au cinéma. Le film du même nom, réalisé par Harry Kümel, fut nommé pour la Palme d'or au Festival de Cannes en 1972. Un différend concernant le montage a donné lieu à deux versions distinctes.