Le plus romantique des parnassiens

Rédigé par Marc Bonnant - -

Pour quel idéal le cœur de Sully Prudhomme bat-il ? Parnasse, romantisme : où va sa préférence ? Sans doute n’a-t-il jamais souhaité choisir. Il réside dans cet entre-deux de la poésie où Dierx, Banville, Mendès et d’autres ont séjourné aussi, un espace intermédiaire partagé entre raison et passion, entre l’amour des hommes et celui de la nature, comme si toute inféodation à un genre, tout enfermement, s’avérait contraire à la vocation du poète dont la vacillation permanente, si elle n’exclue pas l’engagement, n’arrête jamais aucune conviction décisive. Révélé par Sainte-Beuve en 1865 avec Stances et Poèmes, Sully Prudhomme n’a que vingt-six ans et déjà son élégiaque « Vase brisé » est récité partout. Gloire discrète et précoce pour ce fils de bourgeois se rêvant un autre destin que celui qu’on lui propose. Une mère veuve et austère, une santé précaire qui lui ferme les portes de Polytechnique, un cursus juridique qu’il achève dans la fadeur des études notariales, une brève carrière d’ingénieur chez Schneider, des amours contrariées et douloureuses : tel est le bois dont Sully Prudhomme est fait, une essence à la saveur un peu âpre mais au cœur recelant une infinie richesse de nuances.

Ce qui surprend d’emblée, outre l’exigence imposée à soi-même, c’est le souci d’indépendance défendu par cet artiste qui, refusant toute subordination, a su s’affranchir des impedimenta que lui aurait coûté son appartenance à un courant d’école. Bien qu’approché par Leconte de Lisle et Heredia, Sully Prudhomme n’adhéra pas au Parnasse, avec lequel il collabora néanmoins, lui préférant un intimisme plus conforme à sa réalité intérieure. De même, il obviera aux tentations du romantisme, adepte d’un rationalisme pondéré qui lui vaudra les acclamations des intellectuels de son temps. En considérant la somme de sa poésie philosophique, on regrette qu’il n’eût pas assoupli la raideur trop hiératique, trop quintessenciée, de son expression au profit de cette sensibilité lumineuse qui auréole le Sully intime. Car pour simplifier très commodément, posons qu’il existe en Sully Prudhomme deux poètes aux voix distinctes, conciliables quant au fond mais différents par leur approche : celui des Solitudes, capable d’une sensibilité toute retenue mais sincère, et celui des Destins, partisan d’un criticisme à l’orthodoxie sourcilleuse.

Le Créole Léon Dierx, (1) digne héritier du stoïcien Vigny, devient parnassien en muselant sa souffrance ; il gravite, lui aussi, autour des mêmes maîtres et au son des lyres les plus écoutées du moment. À son grand dam, l’inclémence d’une situation défavorable l’ampute du rayonnement attendu ; le jour où la renommée se présenta, il la déclinera humblement. « J'ai détourné mes yeux de l'homme et de la vie, | Et mon âme a rôdé sous l'herbe des tombeaux. | J'ai détrompé mon cœur de toute humaine envie, | Et je l'ai dispersé dans les bois par lambeaux. » Ainsi s’ouvre le prologue des « Lèvres closes » (1867), chef-d’œuvre du Parnasse. Lequel de Sully Prudhomme ou de Dierx mérite-t-il le titre du plus romantique des parnassiens ? Tous deux, en effet, ont bu aux fontaines du romantisme sans ne jamais s’en être rassasiés, parce qu’elles prodiguaient les valeurs auxquelles ils aspiraient. La liberté, parmi toutes. « Asservissement aux règles de la langue, indépendance pour tout le reste ! » : telle était, selon Duvergier de Hauranne, (2) la devise des romantiques. De toute évidence, les colonnes austères du temple parnassien entravaient déjà les épaules un peu larges de ces deux dissidents en herbe… Si Dierx cédera finalement aux blandices du Parnasse, Sully n’en franchira le parvis qu’en libre auditeur.

Dans son discours de réception à l’Académie, (3) Sully Prudhomme saisit l’occasion de dresser une généalogie de la poésie moderne. Faut-il y voir une justification de sa propre orientation de pensée ? L’argument s’ouvre sur un hommage au dernier des classiques : « L’affranchissement du goût, Messieurs, est en réalité contemporain de la Révolution française. C’est André Chénier qui, par le seul battement de son cœur, par la seule respiration de son génie, rompit le premier les lisières de l’imitation classique. […] Jusque-là une solennité fastidieuse alanguissait le style sous prétexte de l’élever. » L’hommage n’est pas seulement littéraire : il est, bien sûr, éminemment politique car Sully Prudhomme, qui sera par ailleurs un fervent dreyfusard, voue une affection très vive pour les esprits engagés. Sa philosophie exauce pour tout vœu un acte de foi morale où seul le sacrifice personnel permet à la justice de s’accomplir. Il voit se raréfier « correspondance et sympathie entre la nation et ses poètes » et ne cache pas sa nostalgie du temps où la poésie intéressait encore les acteurs de la scène publique. À ce pragmatisme déserté, il oppose la mollesse d’une génération de poètes réfugiés dans les conforts de l’élitisme : « Par certaines recherches de formes très savantes dont les initiés seuls pouvaient jouir, ils se donnèrent le fier plaisir de rendre leurs œuvres inaccessibles aux profanes. » Ce sont ici et sans mystère les parnassiens que l’on tance d’une retraite dorée, opportunément acquise durant le second Empire.

Mais pour convertir le péché en vertu, il faut s’assurer que l’héritage du Parnasse profite aux défenseurs d’une pensée tendue vers l’action et le progrès : « La lyre que nous reçûmes de ces artistes consommés sortit de leurs mains rigoureusement construite et bien accordée. Quel usage en feront ceux qui la tiennent ? Persisteront-ils à demeurer étrangers aux passions qui agitent le monde autour d’eux, ou se feront-ils, par une réconciliation désirable, les interprètes de la pensée moderne dans ses plus récentes conceptions de l’univers et de la destinée humaine ? » Pour Sully Prudhomme, le rationalisme d’une nouvelle expression poétique née des cendres du Parnasse répond aux exigences d’un art dévolu à la science, un art dont l’existence même dépend de son utilité publique. Son œuvre philosophique, si elle s’était départie des pièges de l’exercice didactique, eût constitué un parfait exemple en la matière ; hélas, les écrits ultérieurs aux Destins (1872) souffrent d’une virtuosité glaciale qui les rend exsangues et obscurs, privés de cette chaleur de l’âme que la poésie doit exhaler non seulement pour subjuguer mais aussi et surtout pour émouvoir. Le « lyrisme analytique » de Sully Prudhomme a plié sous le poids d’un objectif probablement trop ambitieux pour lui.

Pas assez impersonnelle pour être tout à fait parnassienne, pas non plus assez émotive pour être romantique, en quoi cette poésie scrupuleuse est-elle remarquable dans le paysage littéraire de la seconde moitié du XIXème siècle ? Par le recours à quels procédés parvient-elle à nous bouleverser, en dépit de son apparente sagesse ? Les Solitudes (1869) tiennent en leur sein tout ce pour quoi Sully Prudhomme vaut d’être estimé à l’égal de ses augustes contemporains. La mélancolie parfois désespérée qu’elles soulèvent est à la mesure des thèmes qui les traversent : angoisses amoureuses ou métaphysiques, amertume de la déception, affres de l’isolement… Entre la « Première Solitude », celle de l’enfant trop sensible, non encore sevré, livré trop tôt aux turbulences du monde, et la « Dernière Solitude » de l’agonisant qui dépose le masque du vivant au risque de ne plus être reconnu des siens, fleurissent toutes les formes de l’abandon et de la misère de l’homme seul. Dans la « Voie lactée », le poète s’adresse aux étoiles : « … vous ressemblez à des âmes : | Ainsi que vous, chacune luit | Loin des sœurs qui semblent près d'elle. | Et la solitaire immortelle | Brûle en silence dans la nuit. » Ces mots font écho à ceux des « Caresses » (4) : « Vous êtes séparés et seuls comme les morts | Misérables vivants que le baiser tourmente. » Il n’est un vers des Solitudes ou des Épreuves(1866) qui, par sa tonalité, par son tour rigoureux, ne soit contenu en germe dans Stances et Poèmes et qui n’en célèbre, avec une sincérité empreinte de modération, la profondeur térébrante, la beauté faussement ingénue, le souci de la perfection formelle.

Sans se soustraire au conflit de la logique et du sentiment, mais sans non plus se heurter aux contradictions, la poésie de Sully Prudhomme brise l’arbitraire des dogmes en renversant des antagonismes présumés insolubles. Faire coexister lyrisme et rigueur n’est plus une gageure depuis lui. L’art peut être à la fois utile et beau, revendicatif et coruscant, n’en déplaise aux parnassiens. Promoteur d’une humanité en harmonie avec le monde, Sully Prudhomme nourrit une seule obsession : celle du don de soi au service de la postérité. S’il croit en l’immortalité de l’âme (« De l’autre côté des tombeaux | Les yeux qu’on ferme voient encore. »), (5) il fonde autant d’espoir, sinon davantage, dans le devenir des actes : « Et ceux-là seuls sont morts qui n’ont rien laissé d’eux. » (6) Or, on ne peut concevoir d’action juste et pérenne si la légitimité des maîtres est contestée. Ne s’exclame-t-il pas au terme d’un sonnet sublime : « Fuis la honte et l'horreur de vieillir les mains vides ! », (7) s’interdisant de démentir sa filiation naturelle et le legs de ses aînés ? Cet amoureux de la science et de la réconciliation, dont un précepteur agélaste dira qu’il était un « médiocre élève », se voit attribuer en 1901 le premier prix Nobel de littérature ; il en destinera la prime à la dotation d’un prix de poésie décerné sous l’égide de la Société des Gens de Lettres. Anatole France honorera sa mémoire par ces mots si appropriés : « On chercherait en vain un confident plus noble et plus doux des fautes du cœur et de l’esprit, un consolateur plus austère et plus tendre, un meilleur ami. » ◼


(1) Sully Prudhomme crée avec Dierx et Heredia la Société des Poètes français en 1902.
(2) Prédécesseur de Sully Prudhomme au fauteuil 24 de l’Académie française.
(3) Réception de Sully Prudhomme à l’Académie française : discours prononcé dans la séance publique du 23 mars 1882, au Palais de l'Institut.
(4) Dont Maupassant citera les vers dans une célèbre nouvelle.
(5) Cf. « Les Yeux », in Stances et Poèmes (1865).
(6) Cf. « Le Zénith » (1876).
(7) Cf. « L’Automne », in Les vaines Tendresses (1875).

René Armand François Prudhomme est né à Paris le 16 mars 1839 et décédé à Châtenay-Malabry le 6 septembre 1907.

Lien connexe :
• Les quatre premiers recueils de Sully Prudhomme sur le portail Poésie française