Les formes de l’itération chez Borges

Rédigé par Marc Bonnant - -

Celui qu’Alfred Knopf refusera d’éditer parce qu’il était, selon lui, « intraduisible » (1) deviendra l’un des plus grands écrivains de son temps. Borges s’éteint à Genève en 1986 après avoir illuminé les lettres latines de son immense culture pendant près d’un demi-siècle, et ce en dépit d’une cruelle cécité accueillie avec une stoïque résignation. Claude Mauriac, s’accordant à l’unanime hommage que la critique et le public lui ont rendu, dira de lui : « Après l’avoir lu, nous ne sommes plus les mêmes. Notre vision des êtres et des choses a changé. Nous sommes plus intelligents. Sans doute même avons-nous plus de cœur. » L’amour des lecteurs pour cet illustre Argentin, que certains ont prétendu excentrique, bien à tort, récompense les objectifs atteints d’une œuvre profondément originale dont la science facétieuse n’a pourtant jamais entravé l’accessibilité. Pour en comprendre le paradoxe, cet article se propose de synthétiser et de commenter les arguments de Roger Caillois publiés chez Fata Morgana en 2009. (2)

Caillois, alors directeur de collection chez Gallimard lorsqu’il découvre Borges, figure parmi les premiers à le faire connaître en France et décide de le traduire. En pénétrant son œuvre, aussi bien qu’un traducteur puisse s’imprégner des textes d’un autre, il comprend que les thèmes borgésiens ne sont pas seulement garants d’unité et de cohésion, comme le même liant d’une création en apparence éparse, mais qu’ils constituent surtout les matériaux d’une langue universelle, d’une symbolique offerte à la sensibilité de chacun malgré son approche ardue. Ces traits récurrents apparaissent si clairement qu’ils fournissent autant de clefs pour une lecture concertée.

La plus présente, la plus significative dont on déduira toutes les autres, est certainement la palingénésie, au sens aristotélicien de circularité du temps. Elle est annoncée dans L’Aleph par la citation de Bacon offerte à L’Immortel : « There is no new thing upon earth. (…) All knowledge was but remembrance. » Caillois n’est pas dupe, il devine que la logique de Borges repose sur la « scandaleuse nécessité du Retour Éternel », procédé captieux dérobé aux Antiques, selon lequel l’Histoire se déploie par itération comme le motif sans cesse répété d’une fractale et au rythme d’une périodicité établie. Caillois sait que l’auteur ne peut se priver d’un moyen qui, à terme, sous-tendra l’ensemble de son édifice.

Borges motive sa révélation du temps circulaire (3) par la réfutation du temps ordinaire. Quelque vingt-trois siècles plus tôt, Aristote avait fondé sa théorie du « temps cyclique » sur l’idée que les corps célestes se meuvent conformément à un cycle régulier et qu’ils infléchissent le comportement de la matière terrestre jusqu’à la subordonner à la répétition des mêmes processus. Soutenue par le stoïcisme et le pythagorisme, la théorie du temps cyclique ne devait trouver aucun crédit auprès du christianisme pour lequel la seule probabilité d’un Christ répété était abominable et sacrilège…

Conteur avant tout, Borges se souciera peu de dresser une histoire de la palingénésie à travers ses œuvres, mais il sèmera quelques indices sous forme de références et d’intertextes : aux Antiques (Démocrite et Héraclite notamment) il confrontera les Modernes, tels Luciano Vanini, conduit à l’échafaud en 1619 pour avoir défendu le postulat d’un temps cyclique, et Nietzsche bien sûr, touché par la grâce de l’Éternel Retour en 1881 sur les cimes de l’Engadine. (4) La chute confucéenne des Ruines circulaires (5) ne dément pas « l’impossibilité de l’être » affirmée dans les corollaires ontologiques de l’Ewige Wiederkunft.

Le labyrinthe, thème consubstantiel au précédent, peut recouvrir chez Borges toutes les acceptions possibles, qu’il soit architectural ou mental. Caillois en distingue deux sortes contraires : le dédale à structure simple, où un seul itinéraire sans fin exclue tout choix, et le dédale à structure complexe, composé de carrefours et de couloirs, où l’infinité des options condamne toute perspective d’issue. Le premier dessine une parabole du chemin vers le Salut et s’accorde à la forme du temps linéaire agréée par l’Église. Les labyrinthes borgésiens relèvent invariablement du second ordre : l’égaré y tourne en rond jusqu’à l’épuisement ou la folie. Le légendaire ouvrage d’Héracléopolis en est peut-être le modèle le plus ancien et aussi le plus exact. Lieux de fascination ou d’inquiétude, les labyrinthes ont traversé les âges en inspirant, au gré de ce pourquoi ils ont été conçus, tantôt l’horreur de la perte, tantôt les délices du mystère. Au dédale mythologique, jonché de pièges mortels, succédera le dédale de loisirs, si justement illustré par les jardins de buis des XVIe et XVIIe siècles ou les traditionnels « Palais des glaces » de nos fêtes foraines. Loin de ressembler à ces constructions rationnelles, la Bibliothèque de Babel, « illimitée et périodique », (6) et la Demeure d’Astérion (7) fournissent deux exemples spectaculaires de labyrinthes aberrants : vertigineux du fait de leur immensité, ils sont aussi « exactement infinis » que le Livre de sable, aussi rigoureusement utopiques que le cercle euclidien du Disque. (8) Un ordre céleste, étranger au génie humain, en a élaboré les plans et commis l’aspect.

Allégorique dans La loterie à Babylone, le dédale est ici reproduit à l’échelle des destinées humaines. Loterie gratuite, obligatoire, secrète et continue : telles sont nos lignes de vie et les énergies infrangibles qui les tracent. Cette image nous éclaire sur la définition de la causalité dans la création — création au sens de l’acte comme au sens de son résultat. L’homme borgésien, déité dans sa cosmogonie, à la fois créature et créateur, ne sera jamais que la démiurgie d’un autre démiurge, un univers engendré par un autre auquel il se soumet. Aucune réalité causa sui, aucun dieu inengendré, ne saurait contrarier cette loi de cycles recommencés. Le thaumaturge des Ruines circulaires réalise par le seul recours à l’esprit un être prééminent, jusqu’à comprendre qu’il est lui-même le produit d’un songe. Caillois nous renvoie aux lamentations de Rabbi Löw devant les imperfections de son Golem et insiste sur l’essentiel : l’œil du Créateur veille sur l'Artiste, sa créature. Il nous est permis d’évoquer également les mains du Dessiner d’Escher (1948), parfaite représentation du temps circulaire et d’un infini circonscrit dans son propre cycle de causalité.

L’infini : c’est là que réside l’imaginaire de Borges. Ce tisseur de vertiges, dont les genres de prédilection étaient l’épopée et le proverbe, avait choisi pour mode d’expression le conte fantastique, parent pauvre de la littérature contemporaine. Son art l’a pourtant élevé au rang de l’excellence littéraire. La critique consacre aujourd’hui l’intemporalité d’une œuvre qui échappe aux analogies en se jouant des intertextes, confinant ses possibles aux seules limitations de l’esprit humain et ménageant une perméabilité constante entre réalité et fiction.

De cette somme parcellaire faite de « géminations et scissiparités », hantée de miroirs et « d’indiscernables reflets », organisée en espaces présumés clos que l’on dit aussi vastes à l’intérieur qu’à l’extérieur, le lecteur malmené ressort interdit, égaré entre vraisemblance et aberration, mais rempli de la parole du Maître, oraculaire et multiple, celle de L’Immortel aux illusions dévastées, celle, non dite et sibylline, du poète dans Le Miroir et le Masque, (9) ou celles encore de L’Autre et de l’Utopie d’un homme qui est fatigué, voix prisonnières de leurs uchronies respectives. Le langage borgésien résulte d’un compromis permanent entre rationalité et anormalité, entre harmonie et chaos (10) ; cette langue contre-nature, exempte de grammaire formelle, identifie profondément son auteur au genre fantastique et confirme de fait, récit après récit, son heureuse parenté avec Poe, Nodier ou Kafka. ◼


(1) Voir l’article de Pierre Assouline sur son blog.
(2) R. Caillois, Jorge Luis Borges, Fata Morgana, Paris, 2009.
(3) Cf. J. L. Borges, Le langage des Argentins, 1928.
(4) Cf. F. Nietzsche, Ecce homo, 1908. Nietzsche renoncera à prouver scientifiquement sa théorie ; il lui suffira de la tenir pour vraie dans la perspective d’étayer les arguments qui en découleront. Georges Batault démontre dans cet article que l’hypothèse du Retour Éternel n’est pas incompatible avec la science moderne.
(5) & (6) in Fictions, 1944.
(7), (8) & (9) in L’Aleph, 1949.
(10) Bien qu’ordonnée, la Bibliothèque de Babel n’en est pas moins difforme et monstrueuse.