Paroles d’un peuple défunt

Rédigé par Marc Bonnant - -

Aborder une langue étrangère, c’est toucher aux portes d’un nouveau monde, aux rives d’un continent vierge dont la juste perception ne peut s’obtenir que par conversion. Mais exhumer une langue morte offre, en plus du frisson de l’apostasie, la promesse de mettre en lumière un monde fossile figé dans l’ambre des siècles, présumé intact sauf à prétendre que le mythe ou la Foi en ait réécrit l’histoire par le prisme des palimpsestes. L’approche de l’étrusque a nourri les fantasmes de tous les paléographes qui, penchés sur quelque gravure millénaire comme s’ils scrutaient l’obscurité d’un gouffre sans fond, ont éprouvé les vertiges les plus extatiques de la confusion jusqu’à souhaiter que cette langue défunte demeurât mystérieuse à jamais.

Or il n’y a de mystères que dans l’ignorance, et de fantasmes que dans l’éréthisme du désir… Les étruscologues eux-mêmes s’empressent de rappeler que l’écriture des Rasennas et son système graphique ne posent plus de difficulté depuis le XVIème siècle. Nous savons que l’alphabet étrusque s’apparente au grec, exception faite de quelques variantes phonétiques, et que le sens de l’écriture est sinistroverse (de droite à gauche) ; aujourd’hui, nous possédons assez d’éléments pour en déchiffrer les caractères, traduire les inscriptions simples et peut-être aussi les prononcer. Les problèmes de transcription ne sauraient donc se réduire à l’absence de séparation entre les mots ni aux nombreuses variations dialectales. Bien que les espaces typographiques n’aient cours qu’à compter du IVème siècle avant notre ère, il est aisé de les situer entre les redoublements de voyelles ou à la suite des désinences de cas ; quant aux variations, nombre d’entre elles sont désormais acquises et n’entravent pas la bonne intelligence des textes.

L’obstacle majeur à une meilleure interprétation de l’étrusque consiste en la pénurie de matière. Nous pouvons supposer qu’une « littérature » étrusque a abondé et qu’elle fut étudiée jusqu’à Rome ; il ne nous en reste rien, du fait, en partie, de la fragilité des supports. Par surcroît, les copistes du haut Moyen-âge ont préféré concentrer leurs efforts sur les transcriptions latines et grecques, au détriment des idiomes jugés archaïques. Le Liber linteusde la momie de Zagreb, découverte en Égypte au XIXème siècle, est à ce jour le plus long texte connu en langue étrusque ; hélas, la récurrence des mêmes termes, issus d’un lexique presque exclusivement cultuel, affaiblit son intérêt fondamental. Un autre obstacle réside en l’absence de matériaux comparatifs : il n’existe, dans l’aire indo-européenne, aucune langue analogue qui puisse supporter un examen croisé, ni aucune parenté formelle autorisant le classement de l’étrusque dans un type linguistique déjà identifié. Même l’observation d’une « flexion de groupe » (désinence sur le dernier élément du groupe nominal), que l’on retrouve en basque notamment, ne suffit pas à contredire son isolement et sa singularité.

La grammaire étrusque révèle une complexité syntaxique élevée. Comme en latin, ce sont les désinences de cas qui régissent la nature et la fonction des mots. Ces désinences ont pour point d’articulation une consonne, appuyée par une vocale destinée à la rendre sonore. On dénombre six cas différents, parmi lesquels un génitif dont l’étrusque raffole ; sa souplesse d’usage autorise le doublement (« génitif du génitif »), voire le triplement de la déclinaison. Qu’il soit redéterminé ou non, il peut se combiner à d’autres cas. Par exemple, spur (la cité) a pour génitif spural (de la cité) et pour locatif spurethi (dans la cité) ; traduire « de ce qui est dans la cité » donnerait spuralthi. Le datif et l’ablatif semblent dériver du génitif : apa (le père) a pour génitif apas (du père), duquel on déduit le datif apasi (au père) et l’ablatif apes (par le père). On attribue parfois la désinence –ri à l’accusatif pluriel (fler « offrande » > flereri acc. « les offrandes »), mais la plupart du temps ce cas adopte la forme du nominatif.

Si ces exemples sommaires, quoi qu’utiles à l’épigraphiste amateur, ne sauraient recouvrir l’immense variété des formes de la déclinaison étrusque, ils offrent déjà un schéma morphologique intéressant. Nous savons que le radical du nom sert de support à une extension modulaire où les désinences casuelles, comme les marques du genre et du nombre, s’agglomèrent dans un ordre fixe qui interdit toute méprise : clenar « les fils », pluriel de clan, donne le datif pluriel clenarasi « aux fils ». La formation des adjectifs emprunte au même procédé en ajoutant au nom un suffixe –na : spurana signifie « civique », apana « paternel ». Celle des verbes s’en inspire aussi : un thème verbal invariant est décliné, selon le mode, le temps et la voix, grâce à l’adjonction d’une désinence : ainsi pour la 3ème personne, nous avons un passé actif en –ce (lupu « mort » > lupuce « est mort »), un passé passif en –che (zich« livre » > zichuche « a été écrit »), un futur en –ne (lupune « mourra »). Le participe présent se décline en –an (tur « donner » > turan « donnant ») ; le participe passé connaît un actif en –thas (sval « vivre » > svalthas « vécu ») et un passif en –nas (zichanas « écrit »). Souvent, le thème verbal nu traduit à la fois l’infinitif et l’impératif (mulu « offrir » ou « offre ! »). La conjonction de coordination –c a le même rôle que son équivalent latin –que : apac ati pourrait vouloir dire « le père et la mère ». Notons enfin que des pronoms ont été identifiés, comme le démonstratif (e)ca (ceci) ou le relatif ipa (qui), ainsi que des conjonctions (ic « comme », etnam « alors ») et des adverbes (thuni «avant», thui « maintenant », nac « après », une « ensuite »).

À défaut de permettre toujours une traduction précise des textes, ces éléments rendent possible une première lecture ou, à tout le moins, la définition du registre. Peut-être parviendrons-nous un jour à mesurer l’importance du génie étrusque à travers les subtilités de sa langue et la place prééminente que les Rasennas réservaient aux métiers d’écriture. Tite-Live rapporte que Caius Mucius Scaevola, infiltré en camp adverse, n’a pas su distinguer le roi Porsenna de son secrétaire placé à ses côtés, tant leur apparence prêtait à les confondre ! Indispensables à l’exercice de la notabilité, les scribes côtoient le pouvoir parce que la maîtrise de l’écrit, en ce qu’elle permet d’affirmer son appartenance aux sphères les plus doctes, constitue un privilège de haut rang. Accéder à l’écriture, c’est se doter d’un outil de puissance aristocratique. Le sol même de la cité étrusque en fournit l’illustration : dans une société urbanisée où le cadastre est garant de la paix civile, les inscriptions sur les cippes de bornage participent au maintien de l’ordre par la reconnaissance infrangible de la possession foncière. Et au-delà de la mort aussi, l’écriture impose ses emblèmes : la représentation d’un livre ou d’un carnet de tablettes sur le décor d’un tombeau a valeur héraldique…

Lorsque Rome envoyait sa jeunesse étudier les lettres étrusques dans les académies de Tarquinia ou de Chiusi, elle formait déjà les stratèges qui, forts de leur connaissance de la culture toscane, devaient ensuite faciliter la digestion de l’ennemi indigène dans le ventre de cette République cannibale dont il avait contribué, bien malgré lui, à assoir les fondations. ◼


• Cet article s’appuie sur les arguments des ouvrages suivants :
Jean-René Jannot, À la rencontre des Étrusques, collect. De mémoire d’Homme, Ouest-France Université, Rennes / Paris, 1987.
Damien E. Perrotin, Paroles étrusques, L’Harmattan, Paris, 1999.

• Liens connexes :
http://www.clio.fr/BIBLIOTHEQUE/lalphabet_et_la_langue_etrusques.asp
http://www.maravot.com/Etruscan_Phrases_a.html
http://www.mysteriousetruscans.com/langue.html