Autopsie d’un contrat faisandé

Rédigé par Marc Bonnant - -

Prenons un inconnu, que nous nommerons pour la circonstance monsieur Niquedouille. Choisissons-le enjoué et laborieux. Une lubie opiniâtre l’habite depuis l’enfance : il rêve de devenir écrivain. Son éducation équilibrée et une grande consommation de livres l’ont doté d’une certaine facilité d’expression, aussi estime-t-il que son travail et sa détermination finiront par le mener là où il souhaite. Comme beaucoup, il croit qu’il suffit d’écrire pour être lu, que l’on naît auteur et que cette innéité ne peut être pertinemment contrariée. Alors, tout à son projet, il couche sur le papier une historiette de son cru qui, au fil des pages, devient un roman. Hélas ! le récit est replet et pataud ; il réunit tous les défauts d’une première œuvre. Qu’importe. Une fois le texte achevé et relu, (1) monsieur Niquedouille dresse une liste d’éditeurs en renom et leur expédie son manuscrit. (2) Les uns après les autres, les exemplaires lui reviennent, accompagnés de lettres de refus. (3)

Quelques mois s’écoulent mollement. Le roman repose et décante, tandis que son auteur se fait à l’idée qu’il n’est pas goucourable en l’état. Des retouches s’imposent. Révision exhaustive, relecture, puis second envoi. Cette fois, le choix des destinataires est plus raisonnable et mieux dressé, priorité étant donnée aux maisons dont la ligne éditoriale se rapproche des critères de l’objet. (4) À nouveau, invariablement, les colis reviennent et les lettres ne sont pas plus loquaces. Le doute s’empare de monsieur Niquedouille. Son texte est-il si faible qu’il ne parvienne pas à intéresser jusqu’aux éditeurs les plus modestes ? D’ailleurs, l’ont-ils seulement lu ? (5) Il est sur le point de faire le deuil de ses illusions — lorsqu’un deus ex machina se manifeste. Appelons-le pour l’occasion monsieur Margoulin. L’individu dirige une maison d’édition en province. L’espoir renaît dans le cœur de notre héros : l’éditeur lui laisse entendre qu’une collaboration est possible à la condition de retenir l’exclusivité sur l’ouvrage le temps que son comité de lecture prenne une décision.

Monsieur Margoulin, qui est aussi rusé que monsieur Niquedouille est naïf, excelle dans la chasse aux pigeons. Il s’en est fait une spécialité. C’est ainsi qu’en obtenant la signature de l’auteur, il séquestre son projet pour une libre durée sans risquer de se le faire dérober. (6) Dès lors, une longue attente commence. Aucune nouvelle de l’éditeur au terme du délai convenu. Notre écrivain laisse courir un mois supplémentaire avant de se rappeler à son bon souvenir. L’homme est tendu ; d’autres affaires l’absorbent. (7) Au motif que « le volume de l’ouvrage fait frein à une décision rapide », il propose à l’auteur d’en étudier la réduction et de proroger l’accord initial. Sur les deux points, monsieur Niquedouille s’exécute avec discipline. Il s’empresse de signer la prorogation et reprend son texte de fond en comble ; il l’émonde, l’excave, l’ampute de son superflu, le déleste de l’inutile, jusqu’à lui soustraire, comme demandé, un tiers de sa substance première. (8) L’automutilation coûte à monsieur Niquedouille une immense souffrance, mais après tout, concède-t-il de bon cœur, n’est-ce pas pour le bien de l’œuvre ? Exténué mais confiant, il remet son travail à monsieur Margoulin qui, désormais, peut le confier à son comité pour examen.

Une poignée de semaines plus tard, monsieur Niquedouille est contacté par le directeur du comité, à qui le roman plaît. Louanges quant au style, mais l’excipit semble poser problème : la fin est obscure et mérite d’être repensée. L’auteur sait, pertinemment, qu’il ne suffit pas de réécrire un excipit pour rendre la fin plus efficace ; c’est tout le maillage de l’intrigue qu’il faut revoir ! Son courage n’ayant d’égal que sa pugnacité, il s’attèle à la tâche et remet à son éditeur, après un mois de démêlage frénétique, une nouvelle mouture digne d’être lue. Le texte est enfin agréé. Cauteleux par nature, monsieur Margoulin attendra l’ultime limite de validité du compromis pour présenter à son auteur les termes d’un contrat d’édition. (9) Monsieur Niquedouille le parcourt à la hâte, sans tout comprendre, et machinalement il le signe sans toutefois le retourner. Dans le même temps, le maquettiste lui adresse par mail les épreuves à corriger. (10) Estimant judicieux de retourner le double du contrat et les corrections dans une seule enveloppe, l’auteur se hâte d’effectuer la dernière révision. Cette énième relecture, qu’il entreprend d’abord avec équanimité, tourne vite au calvaire : les heures s’allongent, la fatigue s’installe, l’agacement s’insinue. Le contrat, posé bien en vue, le toise avec défiance et finit par brouiller sa concentration… C’en est trop : monsieur Niquedouille s’en saisit et décide d’en inspecter les détails. Ce qui suit tend à démontrer qu’il a agi sagement.

Le document semble irréprochable sous un angle strictement formel. Il se montre en conformité avec les préconisations en vigueur : tous les articles nécessaires à sa bonne intelligence y apparaissent dans l’ordre. (11) Une lecture hâtive le ferait donc passer pour un accord honnête et régulier. Examinons-le de plus près. Le tirage prévoit mille cinq cents unités susceptibles d’être imprimées en plusieurs fois et numériquement. (12) Les droits d’auteur sont fixés à sept pour cent jusqu’à trois mille exemplaires vendus, (13) mais le contrat précise que ce taux ne s’applique qu’à la condition d’atteindre les sept cents ventes, seuil en deçà duquel l’auteur n’est pas rétribué. (14) Au-delà des trois mille, les droits d’auteur sont valorisés par paliers jusqu’à atteindre dix pour cent à partir de dix mille ventes. (15) Parmi les exemplaires n’ouvrant aucun droit à la rémunération de l’auteur figurent les « ouvrages perdus ou dégradés ». (16) Quant au contexte de mévente, il est défini comme tel : passé deux ans, si la vente est inférieure à soixante pour cent du tirage (soit neuf cents unités), (17) l’éditeur peut soumettre les invendus à la liquidation totale ou partielle (par mise en solde ou destruction). (18) Monsieur Niquedouille, dont l’ingénuité est parfois touchante, se dit pour lui-même : « Dans ces conditions, pourquoi ne pas mettre mon livre en solde dès sa parution ? » Ce qui le heurte, en effet, c’est le peu de crédit accordé à son projet malgré les efforts qu’il a consentis pour l’amender. Cet excès de prudence le blesse, car il ne peut se résoudre à croire que monsieur Margoulin lui ait expédié un contrat bancal à seules fins de le décourager… En plus de se prémunir dans tous les cas, l’éditeur donne à penser qu’il fournira le service minimum pour assurer son revenu sur la liquidation des invendus !

Ce contrat n’est pas, à proprement parler, un contrat véreux. (19) Il est juste faisandé ; il sent la disette, l’indigence, le gagne-petit. En un mot, il est misérable. Il incarne à lui seul la mauvaise santé d’une maison aux abois. Ce témoignage n’entend pas faire le procès d’une profession, cela va de soi ; il a simplement pour but de mettre en garde le jeune gibier contre les ruses du prédateur. Une pleine année s’est écoulée entre le jour où monsieur Niquedouille reçoit le premier appel de monsieur Margoulin et celui où il décide de mettre un terme à leur collaboration. Dans cet intervalle, l’auteur a hypothéqué son projet contre la signature d’un compromis abusif et au détriment de toute autre sollicitation, il a réécrit son texte à deux reprises et l’a réduit d’un tiers sur demande expresse — pour en fin de compte se voir proposer une caricature de contrat dont les précautions saugrenues dénoncent la mesquinerie. Peut-il prétendre à des dommages et intérêts, eu égard au temps qu’il a perdu et aux opportunités qu’il a manquées ? Où situer les limites de l’abus de confiance en pareil cas ? Puisse ce billet rendre service aux auteurs qu’un excès d’enthousiasme rendrait trop captifs. ◼


(1) Il va sans dire que monsieur Niquedouille a effectué une mise en page soignée de son texte, conformément aux préceptes édictés par l’usage, car il sait que le format ne tolère aucune fantaisie.
(2) Monsieur Niquedouille feint d’ignorer que les grandes maisons publient uniquement les grands noms ou, à défaut, les auteurs dûment cooptés. La cooptation en milieu littéraire est un sujet passionnant, mais nous ne l’aborderons pas ici.
(3) Le plus souvent rédigées par des lampistes et des tailleurs de plumes, ces lettres-types laconiques sont ornées de coquilles et de fautes de français.
(4) Le choix de l’éditeur est un point crucial dans la stratégie de l’auteur. C’est aussi le point le plus négligé. Or chacun peut comprendre qu’il est inutile de solliciter une maison qui ne commercialise pas le genre pour lequel on a opté.
(5) Le plus souvent, les éditeurs ne lisent pas les manuscrits qu’on leur envoie. Leur attention se porte sur la synopsis à la lecture de laquelle ils supputent la valeur marchande du texte. N’oublions pas que ce sont des commerçants avant tout.
(6) Il conviendrait de s’interroger sur la portée légale de cet accord, puisqu’il n’engage qu’une seule partie. En l’approuvant, monsieur Niquedouille promet d’éconduire quiconque se proposerait de publier son manuscrit ; l’éditeur, quant à lui, reste libre de refuser le projet. Il y a tout lieu de penser que ce procédé sert à jauger l’angélisme des auteurs les plus confiants…
(7) Monsieur Niquedouille apprendra plus tard qu’à l’époque de cette conversation l’établissement de monsieur Margoulin traversait de graves difficultés.
(8) Il n’est pas rare qu’un éditeur réclame à l’auteur jusqu’à cinquante pour cent de coupes sur son œuvre.
(9) Monsieur Margoulin expédie sous pli ordinaire deux exemplaires déjà paraphés et signés. Aucune négociation n’est consentie à l’auteur avant cet envoi.
(10) Ultime étape avant le « bon à tirer ».
(11) Voir les excellents modèles commentés de la SGDL et de la SCAM.
(12) Autant dire que la prise de risque est nulle en termes de production.
(13) Ce taux est inférieur à la rémunération moyenne accordée pour l’édition d’une œuvre de littérature générale, a fortiori en l’absence d’à-valoir.
(14) L’application d’un taux de rétribution à zéro pour cent est un cas de pratique illicite que la jurisprudence connaît sous le nom de « contrat L’Harmattan » (cf. TGI Paris, 30 novembre 1999, SNAC-SGDL-Benhaddou c/ L’Harmattan).
(15) Si l’intérêt de l’éditeur est préservé en cas de mévente, celui de l’auteur n’est pas assuré en cas de succès, puisque aucune valorisation de taux n’est prévue au-delà des dix mille ventes.
(16) Licite jusqu’en 1981, puis abrogée par le Code des usages, la pratique de la « passe » permettait à l’éditeur de soustraire des droits d’auteur jusqu’à dix pour cent du tirage pour compenser les éventuels défets constatés sur le stock.
(17) La notion de mévente n’est définie par aucun texte, si bien que tout éditeur l’interprète à sa guise. Notons cependant que l’usage préconise la formulation suivante : « …lorsque cinq ans après la mise en vente, la vente annuelle sera inférieure à cinq pour cent des volumes en stock… »
(18) Rappelons que le produit des ventes d’une mise en solde totale ou partielle des stocks reste entièrement acquis à l’éditeur.
(19) Il eût été véreux s’il s’était agi, comme on le voit souvent, d’un contrat dissimulant une prestation à compte d’auteur (cf. article L.132-2 du Code de la propriété intellectuelle) sous les aspects d’un contrat d’édition.