Phénoménologie de la douleur

Rédigé par Marc Bonnant - -

Dans sa « Perspective sereine d’une prochaine paix perpétuelle », Kant relatait une étonnante technique mise en œuvre par le stoïcien Posidonius, lequel était parvenu, en la présence du grand Pompée, à triompher d’un violent accès de goutte par la seule force de la volonté. Lui-même de santé précaire, Kant appliquera cette méthode à son propre cas ; il la désignera sous le nom de « remède stoïque ». Ces expériences d’autosuggestion tendent à démontrer que le psychisme tient une part importante dans la rémission des maladies ou, à défaut, dans leur apaisement ; de toute évidence, chacun comprendra que ni Kant ni Posidonius n’aurait eu recours à un tel procédé s’ils avaient bénéficié en leurs temps d’une thérapeutique rationnelle…

Les pharmacopées d’aujourd’hui, toujours plus sélectives et plus efficaces, ont-elles pour autant sonné le glas d’une « sémiotique » de la douleur ? De nos jours, le phénomène douleur ne représente, au plus, qu’un dysfonctionnement de l’organisme, une gêne impondérable que l’on répare aussi facilement qu’une panne de machine. Idéalement, le médecin revêt l’habit du technicien ; l’hôpital est devenu son atelier. Cependant, en occultant le patient en tant que sujet souffrant, au profit du sujet tout court, la science étudie la douleur de façon abstraite, donc partielle sinon partiale.

La science, objective par essence, ne se préoccupe pas de la dimension humaine de la douleur, c’est-à-dire de son vécu, de son appréciation, de sa réalité intime. Créature imprégnée d’histoire, l’homme est capable de dialoguer avec la douleur, de l’interroger, mais l’histoire de sa douleur appartient à l’histoire de la souffrance humaine toute entière ; la diversité des regards que l’homme a, de tout temps, portés sur sa souffrance, tantôt l’affirmant tantôt la niant à seule fin de prêter un sens à sa vie, est fondatrice de notre connaissance actuelle de la douleur.

Cet aspect historique ne peut être appréhendé sans extraire la douleur de sa quiddité objective : en tant que sujet, elle s’empare de l’affectivité. Elle n’est pas celle « qui m’atteint » ; elle est celle « qui m’a atteint ». Elle n’est pas le réflexe convulsif du blessé ; elle est la position de l’être qui souffre et qui s’observe souffrant. « Souffrir passe, avoir souffert ne passe jamais » disait Léon Bloy. Il s’agit là d’une dimension affective et gnostique qui recouvre toutes les formes de la souffrance, car la douleur, hégémonique, malmène la structure de l’être et défait l’unité entre l’âme et le corps.

Les critères individuels de la souffrance sont toujours subordonnés à des critères historiques, parce que la réalité de la douleur varie en fonction des époques, des communautés et des cultes. Les témoignages laissés par la littérature attestent que la douleur n’est pas interprétée avec univocité selon qu’on la met en scène dans l’Élée de Zénon ou dans l’Europe des Lumières, dans l’exil de Sénèque ou dans les névroses de Nerval. Chez les Anciens, elle était nécessaire à la construction du savoir (« souffrance est connaissance » lit-on dans la Bhagavad-Gîta) (1) ; elle apparaît au fondement du stoïcisme de Marc Aurèle ; elle est purificatoire dans la chrétienté ; métaphysique et destructrice chez Novalis ou Nietzsche ; enfin, dénigrée dans la modernité profane qui l’a dépossédée de tout sens mélioratif.

Algophobie et pathophobie, affections modernes nées avec l’ère industrielle, ont détourné un péché ancien : l’abus des drogues, quelles qu’elles soient. La sécularisation de la douleur a enfanté des moyens de souffrir moins et mieux. Des agents chimiques sont devenus les succédanés de la lutte pour la survie. Visionnaire, Max Scheler nous offre cette sentence admirable : « Une existence sans douleur conduit à la frivolité métaphysique. » Au sein de nos sociétés occidentales, indolentes et frileuses, la douleur n’est plus admise ; les débats passionnés autour de l’euthanasie et de l’accompagnement s’inscrivent, en partie, dans ce constat. L’algophilie quant à elle, « folie misérable » aux yeux de saint Augustin, passe pour être une perversion : « On peut accepter bien des douleurs, mais il n’en est pas qu’on puisse aimer. »

Rapprochons-nous à présent d’une définition phénoménologique de la douleur, et invoquons Husserl et Kant pour ce faire. Face aux limites de l’intuition, Kant croit en l’existence d’une déduction transcendantale qui, toute eccéité du phénomène écartée, servirait à inférer des concepts par la sensibilité dans les conditions de l’épochè (2). C’est l’entendement qui figure cette faculté de produire les concepts ; il est objectivant et son domaine d’application est l’empirisme. En regard, Kant lui oppose le jugement, dont le rôle est de distinguer plaisir et déplaisir ; il est subjectivant et son domaine d’application est l’esthétique. Plaisir et déplaisir sont donc au jugement ce que la déduction est à l’entendement. Seule cette bipartition entendement / jugement permet de comprendre la science comme indépendante du sensible.

Les notions de plaisir et de déplaisir embarrassent Kant, car elles troublent l’organisation de son système ; il les assimile à des énigmes. Elles lui valent de reconnaître des transitions entre les champs de sa bipartition. Elles peuvent, par exemple, intervenir à un niveau inférieur de l’activité de l’entendement, notamment quand elles concernent des contenus réduits (au sens husserlien). Corrélativement, un principe inductif peut s’imposer au-delà de la faculté de juger : « Le jugement nécessite un principe supérieur qui subsume l’empirisme. » Les deux sphères ne sont donc pas hermétiques l’une à l’autre.

Cependant, chaque domaine a son contenu propre. Pour l’entendement : le monde sensible. Pour le jugement : les sens, traduits par les variations du plaisir et du déplaisir. Aux extrêmes des sens, à leur paroxysme, nous identifions l’orgastique d’une part, la douleur d’autre part ; nous admettrons que l’une et l’autre se situent hors de portée de toute conceptualisation. En physiologie classique, la douleur était reléguée au contenu des sens (on y a vu un « sens de la douleur »). Elle y apparaît pure et apodictique ; c’est un « phénomène fondamental », à l’instar des objets de la sensibilité pour le domaine de l’entendement. Entre facultés kantiennes et réduction husserlienne, elle incarne la « peine originelle », affranchie de toute affectation de plaisir ou de déplaisir.

Pour conclure, il nous faut établir deux constats. D’abord, nous noterons l’absence totale de relation de la douleur avec tout concept (en opposition à la relation qui lie les contenus de l’entendement et les concepts sensibles). Ensuite, nous accepterons la conformité de la douleur à une fin (le maintien de l’intégrité de l’organisme, par son rôle de signal). Douleur et orgasme représentent donc les facultés les plus originelles de toutes les facultés, en cela qu’elles s’accordent à la même finalité du maintien de la vie. Conceptuellement aveugles et néanmoins indispensables à la survie de l’homme, elles défendent à la fois l’intégrité de l’individu et la préservation de l’espèce. ◼


(1) Voir aussi l’analogie entre le schéma du corps humain et l’Arbre de vie des Kabbalistes. L’étymologie du mot « souffrance » en hébreu renvoie au symbole de l’arbre, qui lui-même évoque la croix du supplice, vecteur entre terre et ciel, passage de l’ignorance à la connaissance.
(2) L’épochè des Pyrrhoniens correspond à la « suspension du jugement ». Voir la notion de réduction phénoménologique chez Husserl.