Et la bêtise ? Elle s'améliore…

Rédigé par Marc Bonnant - -

En 2005 paraissait Le Sentiment d’imposture, et déjà, Belinda Cannone rompait avec l’austérité impersonnelle de l’essai en tutoyant son lecteur afin de mieux l’impliquer – ou mieux le confondre. Cette fois encore, en adoptant une manière démarquée, en l’occurrence celle du dialogue philosophique (proche, dans sa forme « socratique », du Neveu de Rameau), l’auteure de La Bêtise s’améliore briguera-t-elle une nouvelle distinction ? (1) C’est à souhaiter. Il est certain que l’aspect délié de ce livre répond moins à la convenance éditoriale qu’au bonheur d’écrire sans contraintes, et autant l’avouer : ceux qui, à mon instar, ont l’heur de connaître Belinda Cannone n’en seront guère surpris. Voici offerte l’occasion d’une rencontre avec un esprit mutin et sagace, libéré des humeurs capricieuses de l’opinion et concentré sur son meilleur art pour nous entretenir gaiement d’un sujet dont la gravité eût réclamé, sous la plume du dépit ou du dédain, une fastidieuse solennité. Cette seule gageure valait qu’on se penchât sur l’ouvrage, si le sujet lui-même n’avait pas déjà piqué notre intérêt en suscitant la crainte de nous savoir, une fois de plus, concernés.

Sortons-nous plus intelligents de la lecture de La Bêtise s’améliore, ou alors plus accablés ? Les deux, bien sûr : étonnament, nous voilà plus forts de pouvoir identifier nos méprises, à défaut de nous en absoudre. Ce livre aurait pu, de façon abrupte et présomptueuse, faire le procès de la sottise en générale, ce qui ne nous aurait guère privés d’un rendez-vous tonifiant avec le cynisme, mais Belinda Cannone laisse cela à d’autres, préférant l’alacrité d’une conversation entre amis à l’indignation d’une solitude consternée. Le véritable objet de ce dialogue est une certaine forme de bêtise, la plus sournoise qui soit : celle des gens intelligents. Autrement dit, la bêtise de ceux qui n’ont aucune excuse, une bêtise à ce point dangereuse qu’elle passe inaperçue tout en s’offrant les moyens de se réinventer, continûment, à mesure que la réflexion avance et que les concepts naissent : « Il n’est pas une seule pensée importante dont la bêtise ne sache aussitôt faire usage. » (2)

Au fil de leurs échanges, le narrateur et son ami Gulliver (égaré, le temps d’un livre, entre Lilliput et Lagado) étrillent les vices de l’intelligence en s’évertuant à identifier et à classer le plus grand nombre de mécanismes connus, notamment les conformismes qui conduisent à la « pétrification de la pensée », à la réduction des idées, à la régurgitation systématique, au corrélat incongru, à la déduction hâtive, à l’amalgame. Chaque chapitre rend compte d’une nouvelle faille, souvent déduite de la précédente, et les protagonistes ne craignent pas de mimer certaines d’entre elles pour mieux les circonscrire. De la définition des réflexes, comme le théorisme (qui ramène le particulier au cas général) ou l’actualisme (qui sanctuarise le présent), à la description des profils, tels que le réactionnaire (héritier contemporain du poujadisme) ou le mouton de Panurge (grégaire et dépourvu d’opinion propre), tous les procédés d’identification sont mis en œuvre pour cerner le mal et en comprendre les symptômes.

Si la démonstration peut parfois s’avérer savante, le piège de la préciosité y est toujours contourné. Il eût été dommage qu’un ouvrage sur la bêtise péchât par excès d’intelligence ! Quand Belinda Cannone recourt à l’intertexte, ses références sont toutes suffisamment étayées pour les rendre accessibles à chacun. Ainsi voyons-nous apparaître le Marcello de Moravia ou le Zelig de Woody Allen, « nec plus ultra du conformisme », les indispensables Bouvard et Pécuchet, ou encore le petit homme de Reich, allégorie de la vilenie. À travers le skateboarder du palais de Séoul, les outrances de MacCarty ou la Cloaca de Delvoye, la dénonciation des dérives de l’art contemporain nous autorise à mesurer l’influence de Domecq. Quant à l’allusion à Terestchenko, légataire spirituel d’Arendt, elle fait écho à une recension récente, témoignage d’admiration. (3) Quels que soient les exemples cités, ils servent à défendre l’idée qu’on peut, indistinctement, être armé de culture (réf. au portait caustique des bobos) ou animé de bons sentiments (Cf. le « militantisme compassionnel » de Muray) et faire preuve de bêtise, à chaque fois que culture ou compassion précède le raisonnement. « Une des façons d’avoir tort consiste à avoir raison trop tôt. » Lorsque le conformisme triomphe dans la démission de l’esprit, dans la « pensée par omission », la bêtise nous rend malheureux parce qu’elle nous renvoie brutalement à l’étendue insoupçonnée de nos défaillances.

Barthes situait-il le fascisme dans la langue, cédant malgré lui à une facilité syllogistique ? La commodité des raccourcis prouve qu’une part du problème réside dans le langage. Un exemple édifiant nous est donné avec la notion galvaudée de « politiquement correct », servie à toutes les sauces ; employer une expression à la mode, c’est « faire l’économie d’une pensée ». Première suggestion : prendre le temps de douter. La recherche éperdue de la vérité (une « armée mobile de métaphores » selon Nietzsche) est inutile, voire pernicieuse, comme est pernicieux le systémisme forcené des sciences, lequel conduit au verbiage et à l’amour immodéré du jargon (« Apprends notre novlangue et viens jouer avec nous »). Seconde suggestion : écarter la pensée-mode, dût-elle recouvrir une idée noble. Le cas de « l’égalitarisme dévoyé » offre l’illustration d’un concept louable mal exploité : la course à l’égalité ne suscite-t-elle pas l’émergence de la victimisation ? Troisième suggestion : retrouver le goût de l’étonnement, cette « vertu cardinale », antidote à la pensée molle. En bref, réenchanter la pensée.

Pas d’envolées déclamatoires dans cet ouvrage élégant, pas de théories superflues – mais pas non plus de certitudes. Grâce à un tour onctueusement dialectique, Belinda Cannone nous enseigne que la nécessité du recul (exprimée par les « exercices de constante vigilance » de Clara, la fiancée du narrateur) est la condition sine qua non du discernement. Et elle nous rassure : si cette posture nous rend parfois cryptiques, c’est uniquement dans le but d’offrir de la rotondité à nos convictions, de les rendre ductiles et opposables. Sachons vivre avec nos imperfections, mais conscients d’être perfectibles. Après nous avoir convaincus d’imposture, nous qui nous pensions intègres, nous voici reconnus bêtes, alors qu’on se croyait intelligents. Moraliste éclairée, Belinda Cannone ne ménage pas son lecteur en lui dessillant les yeux sur le gouffre de stupidité au fond duquel l’homme s’agite, mais c’est pour son bien. Qui bene amat… ◼


(1) Rappelons que Le Désir d’écriture (Calmann-Lévy, 2000) a été couronné du Prix de l’Essai de l’Académie française, et Le Sentiment d’imposture (Calmann-Lévy, 2005) du Grand Prix de l’Essai de la Société des Gens de Lettres.
(2) in Robert Musil, De la Bêtise (1937), Éd. Allia, 2004.
(3) Lecture de « Un si fragile vernis d’humanité » (M. Terestchenko) par B. Cannone (Revue du MAUSS)

Belinda Cannone, La Bêtise s’améliore, collect. L’autre Pensée, Éd. Stock, Paris, 2007. (208 p., ISBN: 978-2-234-05947-4)

Liens connexes
• Réenchanter la pensée, article de B. Cannone
• Petit parcours de l’œuvre de Belinda Cannone, par Ronald Klapka