Lettre à un ami lointain

Rédigé par Marc Bonnant - -

Pour Cioran, la liberté commence par un renoncement aux origines. La volonté de penser et d’écrire dans une langue étrangère constitue le premier mouvement d’un exil désiré, quitte à se dépendre de toutes les servitudes du cœur. S’acclimater au néant, se découvrir des affinités avec le chaos, devient un principe de survie : « Tout est superflu. Le vide aurait suffi. » Cioran vivra cet abandon dans le remords.

Dans sa Lettre à un ami lointain, il s’exprime sur la liberté en ces termes : « Pour vous qui ne l’avez plus, elle est tout ; pour nous qui la possédons, elle n’est qu’illusion, parce que nous la perdrons, et que, de toute manière, elle est faite pour être perdue. » Oracle crépusculaire d’un heimatlos qui récuse jusqu’à sa propre vie, présente ou passée.

Le passage du roumain au français date de 1947. L’écriture du Précis de décomposition est un chemin de croix. Simone Boué se souvient : un jour, au Collège de France, elle audite avec Cioran un professeur de mathématiques. Celui-ci est tchèque, il ne parle pas le français et se contente de produire ses formules au tableau. « Il vaudrait mieux écrire des opérettes que d’écrire dans une langue que personne ne connaît. » Ainsi le choix du français s’imposait-il moins par élection affective que par stratégie de communication ? Peu probable : Cioran a toujours témoigné un amour oblatif, sacrificiel, pour son idiome d’adoption. Tel fut le prix de la rédemption pour l’exilé renégat.

Le génie incontesté du Valaque, c’est d’avoir épousé le français en virtuose, en orfèvre, puisant dans la littérature de nos XVIIe et XVIIIe siècles la quintessence de son expression. Ce qui conduira Simone Boué à confesser : « Souvent, je pense que c’est Cioran qui m’a appris le français. » ◼