Infinivertie, elle détranquillise

Rédigé par Marc Bonnant - -

« J’écris pour me parcourir. Peindre, composer, écrire : me parcourir. Là est l’aventure d’être en vie. »

Henri Michaux fut toute sa vie un découvreur de mondes. À soixante-dix ans, il se fait dispenser des leçons de planeur ; à quatre-vingts, il arpente les volcans d’Auvergne. Et quelques heures avant de s’éteindre, ne réclame-t-il pas un livre de sciences naturelles ? La carte des territoires qu’il a conquis supplante les géographies traditionnelles. Dans cette topologie pour partie imaginaire, où extérieur et intérieur s’entremêlent, le pays des paradis artificiels est une découverte tardive. Pourtant, l’entreprise d’exploration est appréhendée avec le plus grand sérieux, et peut-être aussi avec outrecuidance. Michaux travaille à Connaissance par les gouffres lorsqu’il écrit à Jean Paulhan : « Tu ne regretteras pas ta patience. C’est toute la psychiatrie redigérée que tu recevras. »

C’est complaisamment que Michaux côtoie monstres et anomalies. Sa « petite tératologie portative », pour emprunter les termes de Gilbert Lascault, n’abrite pas seulement les bestiaires fabuleux d’une zoologie réinventée : elle s’est construite au gré des errances, dans tous les lieux où le voyageur a promené son regard curieux et s’est attiré celui des autres. À la fin de 1954, le pèlerin fatigué a cinquante-cinq ans ; son avidité l’a repu des paysages les plus improbables, de l’Amazonie en Malaisie, de sa Poddema à sa Grande Garabagne. S’il pose son bagage, c’est pour mieux reprendre son élan. La trêve ne durera que le temps d’organiser sa prochaine traversée. Cette fois, Michaux s’est choisi un territoire dont il connaît déjà les méandres ombreux : l’espace du dedans. Ce qui l’intéresse à l’abord, c’est l’observation de soi dans l’altération, le soi poussé dans les derniers retranchements de la conscience – là où « la nuit remue ».

L’aventure mescalinienne durera près de dix ans. Quatre ouvrages en retracent le parcours : Misérable miracle (1956), L’Infini turbulent (1957), Connaissance par les gouffres (1961) et Les grandes épreuves de l’esprit (1966). Cioran, l’ami expert en abîmes, voyait en Michaux « un ermite qui connaît l’heure des trains », raillant sa manie de la préparation, sa prudente méticulosité. En effet, avant de s’aventurer en mescaline, Michaux a dévoré une abondante documentation scientifique (Lewin, Rouhier, Lumolz), ainsi qu’une littérature connexe et désormais classique (Confessions d’un mangeur d’opium de De Quincey, Les Portes de la perception d’Huxley, Le Voyage au pays des Tarahumaras d’Artaud). L’auteur s’est fixé un double objectif : susciter du texte, bien sûr, mais aussi offrir une observation scientifique pertinente. Doit-on y voir le déni d’une poésie incurieuse, celle qui récuse toute démarche heuristique ? Pour Michaux, dont chaque livre va de l’expérimentation à l’exorcisme, il va de soi que l’écriture ne vaut d’exister que si elle consent à prendre certains risques.

Quatre proches vont encadrer la première expérience. L’essai est décevant, mais d’autres rendez-vous attendent déjà. Lors d’une méprise, Michaux absorbe six fois la dose convenue : il traverse alors une phase de « folie expérimentale » et rencontre la peur. Dans les turbulences mescaliniennes, à l’acmê du voyage, la prise de notes est laborieuse : « phrases interrompues, aux syllabes volantes, effilochées. » Le trait des dessins qui accompagnent le texte reproduit l’onde de la vibration, à la fois infime et infinie. Le corpus définitif est rédigé a posteriori pour convenir à la lecture, mais les soubresauts de la pensée y demeurent intacts, parsemés en commentaires marginaux. L’écriture se fait alors volition. Michaux n’est pas seulement un priseur passif, attendant avec docilité que l’emprise toxique de la drogue le submerge et l’entrave : il se regarde prenant la mescaline, s’espionne s’empoisonnant, passant de la conscience à l’inconscience, du rêve à l’éveil, et inversement, lors d’un va-et-vient perpétuel où l’univers tout entier est saillant et agité, « envahi de superlatifs. » Le travail du poète, qui s’exécute dans l’urgence de saisir les mouvements du vivant, accouche d’un récit à la précision d’orfèvre, au style ingénieux, convulsif, riche en révolutions.

La mescaline suractive l’inconscient collectif, tel qu’il affleure d’ordinaire dans les rêves ou dans la folie. Les sens eux-mêmes sont saturés. Michaux évoque la vitesse : le temps, en se parcellisant au rythme de milliers d’instants à la minute, acquiert une vastitude inouïe. Mais l’observateur conscient est aposté, à l’affût, et le temps mescalinien se mélange au temps commun. Sporadiquement, les réalités se chevauchent ; la fragmentation temporelle accélère la succession des flashs. Nous découvrons le « génie visuel » de la mescaline, fait de foisonnement, d’ornement, d’itération perpétuelle. Et soudain survient la disjonction sémiotique. Cette surabondance d’images condamne les signifiants à la dislocation ; c’est ce que Michaux nomme le « sujet traversé ». Le langage de la drogue, départi de code et d’énonciateur, prive le signe de son intégrité sémantique. Une fois le signifié oblitéré, les signifiants se répondent entre eux par analogies morphologiques. Rien ne convoque plus le sujet. L’exemple est donné dans le récit par ces mots en anglais que Michaux comprend à peine en les lisant, mais dont la sonorité intérieure se fait blessante, synthétisée en un « aïe » qui, s’insinuant, finit par générer de la douleur. Dès l’instant qui suit, le bruit de la page tournée soulève le grondement qu’eût fait un paquebot en manœuvre. Captif de son hôte nocive, Michaux voit le monde se brésiller en synesthésies furtives dans un orage sensoriel.

L’arbitraire n’est pas toujours déterminant en hégémonie mescalinienne. Souvent, la « disposition émotionnelle » aiguille l’expérience, elle l’oriente. En l’occurrence, l’inquiétude fera naître les monstres, tandis que l’apaisement donnera lieu à des épisodes d’euphorie. Quant à l’impatience, elle n’est jamais récompensée que par d’ineffables « passages de riens », aires de latence. La représentation du divin y est extatique mais duelle, prétexte à la contiguïté de l’ange et du démon : « Des milliers de saints se sont accusés d’être les plus indignes, les plus mauvais, les plus hypocrites des hommes. […] Ils savaient de quoi il est question. » L’avant-dernière expérience de l’Infini turbulent est dominée par l’imminence du danger : « La folie est un département de la foi. » Tel est le constat du buveur d’eau, inapte à toute dépendance : l’abandon dans la foi annonce la déraison, à égalité avec ces indices qu’une « phénoménologie de la folie » désignerait sous les termes de paranoïa, désordre intérieur, lubies délirantes, invasion des voix, etc.

Michaux qui, par son approche des intérieurs, affirme sa parenté avec le dernier Rilke, le Rilke français, pourrait imposer à la psychiatrie le primat de ses situations-gouffres, plus édifiantes, plus illustrées que toutes les nosologies et toutes les étiologies formelles. Depuis ses Thébaïdes, le poète-anachorète nous enseigne que c’est la solitude qui engendre les monstres. L’aliéné, dans la dépossession de son propre étant, incarne l’absoluité de la relégation : « Solitude sans jouir d’être seul. Isolement sans abri. » Imparfait, le solipsisme permet encore à la conscience de dialoguer avec elle-même ; la folie en revanche, que Michaux entrevoit accidentellement grâce à la mescaline, ne permet aucune communication. Elle est étanche, hors d’atteinte, définitive. Le plus secret de nos esthètes francophones fut aussi l’un des plus lucides, mais remarquablement seul dans sa singularité. C’est donc à juste titre qu’Antoine Berman écrira : « Œuvre d’un solitaire, [l’écriture de M.] est elle-même solitaire, sans filiation, sans origines décelables. » ◼


Henri Michaux, L’Infini turbulent, Mercure de France, Paris, 1964. (235 p., ISBN: 2-7152-1622-X)

Note : l’article ci-dessus doit beaucoup, en substance, à un texte très éclairant de François Emmanuel intitulé Henri Michaux et les gouffres.